À l’occasion de la ressortie en salles de Memories, signé par plusieurs grands noms de l’animation japonaise, rencontre avec Amel Lacombe, fondatrice de la société de distribution Eurozoom. L’occasion pour elle de revenir sur son approche de l’animation japonaise au sein de ce secteur en pleine expansion qu’est le cinéma de patrimoine, mais également d’évoquer l’importance du grand public dans la réception des oeuvres.
En tant que distributeur reconnu pour son travail sur le cinéma d’animation japonais contemporain, comment Eurozoom en est venu à s’intéresser au cinéma de patrimoine ?
C’est un peu une filiation logique dès lors que l’on est un acteur important dans une cinématographie. Quand on travaille sur des films récents, que ce soit d’animation ou live comme avec les films de Kiyoshi Kurosawa, on a envie de pousser plus loin l’aventure et évidemment on se pose la question des grands classiques. Par exemple pour Kurosawa on a envie de travailler sur son film Charisma qu’on aimerait bien ressortir en salles. Pour l’animation japonaise on discute avec nos principaux interlocuteurs des classiques sur lesquels on aimerait travailler et quand c’est possible, on fonce. C’était le cas pour Akira qu’on a sorti après le 1er déconfinement. À l’époque on nous a dit : tout le monde l’a vu, l’a en DVD sur ses étagères, personne ne viendra en salles. Le film a fait plus de 80 000 entrées à une période encore difficile pour les salles car c’était juste après la réouverture. Ce beau succès nous a poussés à aller plus loin et travailler sur le film ultérieur de Katsuhiro Ōtomo : Memories, un long-métrage en trois parties.
La prise de contact avec les ayant droits constitue-t’elle un parcours du combattant similaire à ce que l’on peut voir dans le reste de la distribution ?
En ce qui concerne l’animation japonaise il y a plusieurs éléments importants. Les ayant droits japonais sont en train de prendre conscience de la richesse et de l’importance de leur patrimoine. Il y a donc tout un mouvement de fond qui consiste à restaurer et ressortir des versions en 4K. Ces dernières on tout intérêt à ressortir à l’étranger, comme nous sommes déjà un partenaire reconnu pour notre travail en salles, le contact se fait assez facilement et on arrive à travailler sur ces titres emblématiques.
Belladonna que vous avez distribué dans les salles françaises en Juin 2016 s’inscrivait t’il dans une volonté d’apporter un nouvel éclairage sur le cinéma d’animation japonais ?
Tout à fait. Belladonna est un titre qui avait totalement disparu du fait de la faillite du studio qui l’avait produit, Tezuka. Longtemps le film a circulé via des VHS bootleg de très mauvaise qualité. J’avais eu l’occasion de le voir et je m’étais toujours dit : quel rêve ce serait de pouvoir le ressortir en salles. On a eu vent d’une restauration faite par un éditeur de vidéos et de livres américain. On a pris contact avec eux et réussi à remonter jusqu’aux ayants droits japonais. Belladonna c’est un film extraordinaire et je pense qu’il a visuellement compté, même si sa carrière dans les années 70 fut très brève, dans tout l’imaginaire populaire. Que ce soit au niveau des designs et des oeuvres d’art des années 70. Je voulais vraiment travailler sur ce film, cela fut notre 1ère expérience autour du patrimoine de l’animation japonaise. Même si cela fut compliqué et nous a pris du temps, ça nous a donné envie de poursuivre dans cette voie autour du patrimoine japonais.
En quoi une ressortie diffère t’elle d’une exploitation en salles traditionnelle ?
Dans la plupart des cas une ressortie dans le cadre de l’animation japonaise est une sortie tout court. N’oublions pas qu’en France les seuls films d’animations japonais qui sortaient en salles pendant longtemps étaient les Ghibli, les autres ne sortaient pas au cinema. Au mieux ils faisaient l’objet de quelques projections en festivals ou en évènementiel. Je peux le dire sans avoir les chevilles qui enflent que c’est Eurozoom qui a vraiment créé ce marché de l’animation japonaise en salles, hors Ghibli, depuis 2005. Puisque avant nos quelque 50 sorties en salles, seuls les Ghibli avaient droit a de vraies sorties cinema. Oui, il y avait de temps en temps quelques projections événementielles au grand rex ou dans des villes mais pas de sortie nationales avec tout le travail, la presse, la communication et la publicité qui va avec. La plupart de ces chef d’oeuvres du cinéma d’animation japonais de patrimoine ont été vus en vidéo, beaucoup n’ont même pas été réédités en Blu-ray, et ils n’ont pas, ou peu, été vus sur grand écran. Cela étant dit pour Belladonna on a été assez déçus que les salles ne jouent pas vraiment le jeu sur cette 1ère sortie de patrimoine. Le film est interdit aux moins de 16 ans, cela a sans doute créé quelques hésitations de la part des salles. On a pourtant eu une presse dithyrambique qui était à l’échelle de cet énorme film. Malgré cela le film a peu circulé. Cela n’est pas très grave car on l’a édité dans plusieurs éditions vidéos magnifiques en rééditant également les autres films de la trilogie Animerama, mais c’est vrai qu’il n’a pas très bien circulé en salles. Pour Akira c’était complément différent car on a tout de suite misé sur une assez grosse sortie, une centaine de copies, là les salles ont compris qu’il y avait quelque chose, en plus c’est tombé au moment où elles n’avaient pas grand chose à se mettre sous la dent. Au moment du déconfinement il n’y avait pas de films américains ni de très gros films français, donc je pense que cela a laissé la place à Akira. Cela a prouvé que l’animation japonaise de patrimoine marche en salles, si on veut bien lui laisser la place !
Memories étant une oeuvre bien moins connue qu’Akira, le travail éditorial et d’accompagnement s’avère-t’il plus important, d’autant que Katsuhiro Ōtomo n’est pas le seul cinéaste crédité au générique.
Tout à fait. Il y a trois cinéastes et l’un des scénarios est signé Satoshi Kon. C’est à la fois une oeuvre moins connue mais dont la sortie a des arguments de poids. Elle se fait après celle d’Akira qui n’a pas touché que les fans mais aussi le grand public. Cela veut dire que ce sont des gens qui lorsqu’ils vont entendre parler de Memories, vont avoir la curiosité de se dire : j’ai vu Akira, je serais très intéressé de voir ce film qui a suivi. Je pense que d’une certaine manière on va bénéficier du travail fait sur Akira.
Au niveau des ayants droits est-ce que la sortie d’Akira a facilité celle de Memories.
On travaille avec Dybex qui est l’ayant droit européen sur ce titre, c’est lui notre interlocuteur. Il est évident que nous avons pu avoir Memories car nous avons fait nos preuves sur Akira.
Comment s’annonce cette future sortie, niveau diffusion ?
On espère qu’elle sera aussi importante que celle d’Akira. Mais vous savez la distribution de films c’est quelque chose qui se règle le lundi d’avant la sortie.
Lorsque vous évoquiez la présence des autres cinéastes, je pense notamment à Kôji Morimoto, Tensai Okamura ainsi que Satoshi Kon au scénario, comment les mêler à celui d’Ōtomo pour les faire découvrir à une nouvelle génération ?
Ōtomo est quelqu’un de largement reconnu par le biais d’Akira qui est ancré dans la culture générale. La moto rouge est devenue culte, même Spielberg l’a reprise ! Le public va donc retenir plus facilement le nom d’Ōtomo. Étant donné que Memories est construit en trois parties signées par trois réalisateurs, on parle bien sur des trois cinéastes. Même si je pense que de manière instinctive les gens vont retenir les noms les plus connus du grand public, donc Ōtomo et Satoshi Kon
Comme n’importe quelle distribution, le choix des films se fait donc au coup de coeur.
Oui ainsi que sur la ligne éditoriale, on est sur l’animation japonaise parce qu’on baigne dans cet univers depuis presque 20 ans ! C’est un travail de fond qui était loin d’être évident en 2005 ! Aujourd’hui on assiste a des énormes sorties comme Demon Slayer ou One Piece Red (pour mémoire les 2 premiers films de One Piece au cinema en France c’est Eurozoom) et on a l’impression que c’est “normal” mais pendant de longues années cela a été un combat. L’animation japonaise pour nous n’est pas un genre à part mais un univers très riche, dans lequel les cinéastes racontent des histoires très variées. Quand on sort un film comme Promare ou Your Name, ce n’est pas la même cible, ni les mêmes univers que les films de Watanabe (Les enfants de la Mer ou La chance sourit à Mme Nikuko) ou alors des ovnis comme On Gaku, totalement autoproduit par un seul homme. En résumé, nous sommes des fans absolus de toute l’animation japonaise, c’est un milieu que l’on affectionne et l’on a envie de travailler sur des films pour leurs qualités avant tout, quelque soit leur potentiel commercial. Pour nous ce n’est pas de l’opportunisme comme certains qui ne vont aller que vers les films de Mamoru Hosoda car il a fait ces preuves avec Les enfants Loups donc d’un seul coup il devient ‘bankable’ pour eux, ou d’autres qui vont se battre pour avoir Les enfants du temps de Makoto Shinkai parce qu’il ont le succès de Your Name. L’ironie du sort c‘est que pour Hosoda comme pour Shinkai, le record des entrées en salles, c’est Eurozoom qui le détient toujours, malgré des sorties et des moyens plus importants pour leurs films suivants. Chez Eurozoom, on n’a pas du tout cette façon de voir les choses, on a vraiment un amour de cette culture et cet amour passe par des hauts et des bas. Que ce soit des tous petits films qui font 5 000 entrées ou d’autres qui rencontrent un très large public.
Peut-on espérer à l’avenir d’autres ressorties, je pense notamment à Galaxy Express 999 de Rintarō d’après l’oeuvre de Leiji Matsumoto, qui a récemment bénéficié d’une ressortie 4K dans les salles japonaises ?
Pourquoi pas, ce sont des choses qui nous intéressent. Mais nous avons actuellement un problème de calendrier et de marché. Si on cumule les 2 fermetures, les salles ont fermé près de 12 mois, il y a donc un stock impressionnant de films à sortir, avant de s’engager sur de nouveaux. Par ailleurs le marché est en train de s’effondrer, surtout pour les films indépendants, il faut donc que l’on pèse notre investissement et qu’on fasse attention à ne pas acheter trop de films, ni que cela soit trop cher. C’est pourquoi pour l’instant on n’a pas vraiment d’annonce à faire sur le sujet car il faut d’abord que l’on sortent nos films et que l’on voient comme cela se passe.
Récemment vous avez réédité en DVD et Blu-ray la trilogie Taisho de Seijun Suzuki, là encore est-ce que le travail diffère d’une ressortie comme Memories ?
À dire vrai j’aurais voulu sortir cette trilogie en salles, mais à cause du COVID c’était impossible. On a essayé de faire un beau travail éditorial sur ce coffret, mais il est clair que si l’on avait fait une véritable sortie en salles il y aurait eu une valeur ajoutée supérieure. Encore une fois les sorties en salles font l’objet d’un véritable suivi de presse, qui n’a généralement pas lieu de la même manière lorsque l’on fait une sortie directement en DVD. Malheureusement la trilogie Taisho, qui sont à mon avis sont des films très importants, a vraiment pâti de la période COVID. J’avoue que pour moi c’est un vrai regret. Ces films vont continuer à vivre en vidéo mais ils valaient beaucoup mieux.
Certaines personnes du milieu pense que l’avenir du cinéma se situe paradoxalement dans son passé à travers justement le cinéma de patrimoine qu’en pensez vous ?
Non je ne pense pas, je pense que ce sont des univers complémentaires. Évidemment qu’au crible du passé, quand on attend 20, 25, 40 ans pour revoir les films, il n’y a que les chefs d’oeuvres qui surnagent. Quand on prend la peine d’aller chercher une oeuvre de patrimoine c’est généralement un titre culte ou un point d’orgue de la cinématographie d’un réalisateur. Mais je pense qu’il est quand même important de miser sur les auteurs actuels, de continuer à travailler sur la découverte de nouveaux talents ne serait-ce que pour faire le patrimoine de demain. S’il y a plus de talents il n’y aura plus de nouveaux apports au patrimoine d’ici 20 ans. Je ne pense pas que la vision uniquement patrimoniale du cinéma indépendant soit la seule bonne approche. De même que je suis absolument contre une idée qui revient sans arrêt depuis le covid : les blockbusters en salles, les “petits films” en direct VOD ou SVOD, C’est une façon eugéniste et à mon humble avis totalement contreproductive de voir le cinema. Les talents de demain n’écloront pas en direct VOD-SVOD, faire grandir un talent jusqu’à obtenir les Spielberg ou Almodovar de demain ça nécessite un travail d’éditorialisation que seuls les distributeurs de cinema réalisent. Qui connait le nom du réalisateur de Squid Game ? C’est une série Netflix, la communication n’est axée que sur Netflix et le réalisateur n’est qu’une variable d’ajustement. Il faut continuer de regarder l’intégralité du spectre de la création cinématographique, évidemment c’est toujours agréable de redonner une seconde vie à des chefs d’oeuvres mais je pense que c’est tout aussi excitant pour le public, comme pour les distributeurs, de découvrir de nouveaux talents, même s’ils fédèrent moins dans un 1er temps. Rome ne s’est pas faite en un jour.
Est-ce qu’à travers la ressortie de ces diverses oeuvres, vous constatez un passage de flambeau auprès de nouvelles générations ?
Tout à fait, c’est d’ailleurs l’un des éléments les plus excitants de ce travail. Pour Akira j’ai eu beaucoup de témoignages de parents qui accompagnaient leurs enfants voir Akira et qui étaient hyper contents de ce passage de flambeau. Je pense que sur le patrimoine on a la même évolution qu’on peut constater quand on va à la Japan Expo où l’on voit plusieurs générations partager une passion. Je pense que l’une des grandes forces de l’animation japonaise, contrairement à d’autres cinéma comme le cinéma français par exemple, c’est d’être multi générationnel. Il est vraiment un pont entre les générations. Je pense que c’est une force formidable. La plupart de nos films parviennent à capter des publics différents. Un public familial avec des enfants grâce à la vf, des adolescents et jeunes adultes grâce à la vostfr. Je pense que c’est ça qui est vraiment enrichissant avec ce type de cinéma.
Quelles sont prochaines grandes sorties d’Eurozoom ?
Dans l’animation on a 2 films à venir prochainement en plus de Memories le 24 août. Goodbye du studio Madhouse, qui a était présenté à Annecy, une histoire de camaraderie entre adolescents qui, pour une raison qu’on va garder secrète, vont devoir mener une aventure pour se dédouaner de quelque chose dont on les accuse. En lien avec Annecy on sortira The Island le nouveau film de Anca Damian qui avait réalisé L’extraordinaire voyage de Marona. Il s’agit d’une ré-interprétation très moderne du mythe de Robinson Crusoe. L’occasion pour elle de faire une critique vraiment acerbe de la société contemporaine: surconsommation, accueil des réfugiés, égoïsme et égocentrisme européen. Une oeuvre très exigeante c’est vraiment un film d’auteur. Le film sortira en 2023. En fiction on a une sortie très importante pour nous : Plan 75, un premier film japonais qui était à Cannes dans la sélection Un certain regard et qui a reçu la mention spéciale de la caméra d’or, un prix important. Le film raconte un japon dystopique dans un futur proche où pour faire face au vieillissement de la population le gouvernement met en place un plan macabre incitant les gens de plus de 75 ans a mettre fin à leurs jours. Plus précisément le film raconte l’histoire d’une vieille dame qui se rebelle face à ce programme. C’est un très beau film que l’on sortira le 7 septembre.
Et bien sur la cerise sur le gâteau pour Eurozoom , c’est la sortie en salles, en partenariat avec Crunchyroll, du prochain film de Makoto Shinkai, en 2023. Un événement à suivre et dont on reparlera amplement dans les mois a venir.
Quand vous regardez les sorties de Belladonna, Akira et Memories, quel regard portez vous sur ce parcours lié au cinéma de patrimoine et à l’animation japonaise ?
Aujourd’hui plus que jamais l’animation japonaise a prouvé son potentiel universel, elle est devenue un pan très important de la cinématographie mondiale, un pan qui est très riche en œuvres et en talents divers, bien plus que certaines cinématographies. On arrive à la fois à avoir des titres très contemporains issus de jeunes créateurs comme Makoto Shinkai qui avec son 1er film a réussi à s’imposer dans le monde entier en parlant à la jeune génération. À côté nous avons des maitres comme Ōtomo, Satoshi Kon ou le studio Tezuka qui sont rentrés dans le patrimoine culturel mondial. Pour nous c’est important de faire cette boucle Patrimoine/nouveaux talents, de manière à traiter l’ensemble de cette cinématographie, que l’on adore – je sais je l’ai déjà dit – et qu’on est très fiers de montrer sur grand écran. Pour nous c’est cela qui est important, ne pas limiter l’animation au petit écran, au support vidéo, aux plateformes. C’est montrer qu’il s’agit d’un vrai cinéma, qui mérite de larges sorties salles et qui arrive à toucher tout le monde. Pour nous il est important de passer ce type de films aussi bien à Paris au Grand Rex, au Halles, au MK2 Bibliothèque, que dans une petite salle itinérante du sud de la France, en Bretagne ou en Corse (et partout ailleurs). On a fait un travail de fond sur ce cinéma pour le rendre accessible à tout le monde. C’est pour cela que nous avons encore le record en France vis à vis de Mamoru Hosoda avec Les enfants loups. On a fait environ 460 000 entrées sur une sortie qui était à l’origine sur 50 copies car personne n’en voulait. On a prouvé en passant le film partout qu’il y a des fans de ce cinéma là dans toute la France et pas uniquement à Paris sur les grands boulevards.
Propos recueillis et mis en forme par Yoan Orszulik.
Remerciements à Amel Lacombe pour sa disponibilité et sa patience. Memories est en salles à partir du 24 août.