Pour cette cinquième escapade, c’est Judith Beauvallet, créatrice de la chaine YouTube d’analyses cinématographiques Demoiselles d’Horreur, revenant sur l’importance des figures féminines à l’oeuvre dans le cinéma d’horreur, qui nous fait l’honneur d’évoquer les origines de sa passion pour le 7ème art, ainsi qu’une rencontre déterminante.
Après m’être creusée la tête et avoir arpenté le net de nombreuses fois à la recherche des images qui flottaient parmi mes tous premiers souvenirs d’enfance, j’ai enfin réussi, en décembre 2020, à retrouver les courts-métrages qui avaient été mon premier contact avec le cinéma sur grand écran. De cette sortie culturelle en classe de maternelle sous forme de projection de petits films d’animation, je gardais quelques images persistantes dans mon esprit jusqu’à l’âge adulte, avec peu d’espoir de retrouver un jour ces petits films parés d’une aura mystique dans mon esprit nostalgique. En me concentrant bien, je revoyais des images animées dans des tons pastels mettant en scène un moine dans un décor austère, s’affairant autour de bassins d’eau. Puis, celles d’ombres chinoises sur un fond bleu nuit montrant un rapace dans le nid duquel des bijoux scintillaient. Et il y a quelques jours, voilà qu’à force d’interroger mon ordinateur sur le sujet, je retrouve enfin les noms des films et peux les regarder à nouveau, 25 ans après. C’est donc avec émotion que ma rétine redécouvre Le moine et le poisson de Michael Dudok de Wit, et Le Prince des Joyaux de Michel Ocelot.
Pourtant, impossible de dire avec certitude si ces films ont une part de responsabilité dans la manière dont j’ai aimé le cinéma par la suite. Mais c’est parce que le cinéma est, par bien des aspects, devenu la colonne vertébrale de ma vie, qu’il était religieusement important pour moi de les retrouver. Le cinéma, j’ai essayé de le faire entrer dans ma vie et d’entrer dans la sienne de bien des manières, la plupart soldées par des échecs, mais toutes m’apportant des expériences clefs au cours de ma vie. Parmi elles, plusieurs points de bascule, dont celui-ci : à 18 ans, bac obtenu, je rêvais de continuer à prendre des cours de théâtre pour devenir comédienne, et en parallèle de faire quelque chose comme un BTS audiovisuel pour apprendre à me servir d’une caméra. La réalisation, ça me tentait aussi, mais pas autant que d’incarner des personnages. Ça, ça me bottait vraiment beaucoup, malgré un grand manque de confiance en moi. Mais on préféra me coller en prépa, histoire d’avoir un socle un peu solide sur mon CV avant de me laisser m’aventurer chez les saltimbanques. Mais une hypokhâgne et une khâgne en pensionnat, ça ne laisse pas le temps pour les cours de théâtre. Ni le temps pour grand-chose, finalement. Ça m’a surtout laissé le temps de tomber en dépression et de perdre par la même occasion le goût de faire les choses que j’aimais faire. Quelle ironie du sort de voir qu’aujourd’hui, le cinéma habite ma vie principalement grâce à ma chaîne YouTube, et que j’alimente cette dernière avec des vidéos faites en suivant à la lettre des méthodologies d’analyse et de rédaction apprises lors de cette prépa. Toujours est-il que, à cette époque, puisque je ne pouvais plus prendre de cours de théâtre, le chemin que j’avais tracé dans ma tête fut dévié plus franchement vers la réalisation.
Mais j’en reviens à ce moment où, à 18 ans, coincée en hypokhâgne, pas encore trop déprimée et surtout obsédée par l’idée de mettre un jour les pieds sur un plateau de cinéma, je tentai quelque chose. L’année d’avant, Costa-Gavras (dont je ne connaissais pas encore les films) avait eu la bonne idée de venir faire une petite intervention dans mon établissement, et mon prof de philo avait eu le bon sens de nous projeter Z au préalable. Ce fut un sacré coup de coeur de mon côté. Pour le film et pour son auteur. D’où, dans ma chambre d’internat, me vint l’idée de lui écrire une lettre comme une bouteille à la mer, en priant pour qu’elle arrive à bon port d’une manière ou d’une autre, puisque je ne disposais évidemment pas de son adresse personnelle. Cette lettre disait que j’avais été émue par son cinéma, et que je rêvais de pouvoir faire un tour sur le plateau du film qu’il s’apprêtait à tourner à l’époque. Suite à l’envoi, je dis adieu à mon sommeil pour un temps, à la fois trop excitée à l’idée qu’il puisse répondre, et trop inquiète à l’idée qu’il puisse ne pas le faire.
Un jour, entre deux cours, je regardais un film dans ma chambre, casque sur les oreilles. C’est par miracle que j’ai entendu la faible vibration de mon portable qui chargeait sur la moquette. J’ai d’abord répondu d’une voix sèche à cet homme que je ne connaissais pas mais qui me demandait si j’étais bien celle qu’il cherchait à joindre, et qui allait sûrement essayer de me vendre quelque chose. Mais j’eus le sentiment de tomber d’une falaise lorsqu’il se présenta comme Costa-Gavras, qui appelait pour accuser bonne réception de ma lettre et pour me dire qu’il était un peu tôt pour parler du tournage du film mais qu’il faudrait le recontacter dans quelques temps. Au moment de raccrocher, je n’ai physiquement pas pu m’empêcher de sauter de joie dans tous les sens, ma camarade de chambre n’étant pas là pour que je lui hurle mon excitation à la figure.
À partir de là, mon sommeil ne revint pas pendant un certain temps, trop émerveillée que j’étais par l’honneur de ce coup de fil, et ce qu’il promettait. Puis, le sommeil manqua encore lorsque le temps passa sans que M. Gavras me rappelle comme il l’avait promis. Je voyais les mois s’écouler, et entre plusieurs tentatives pour le recontacter depuis ma chambre d’internat plus éloignée des plateaux de cinéma que jamais, je savais que le tournage se déroulait et touchait à sa fin. Pourtant, le réalisateur finit, un jour, par me rappeler et me proposer de le rencontrer pour voir comment il pourrait m’aider. Avec quelle humilité et générosité il me reçut ! Il me donna des conseils et me proposa d’assister aux séances de mixage de son film. Et ces séances, en sa présence et en la présence de l’excellent ingénieur du son Daniel Sobrino, m’apprirent énormément sur le cinéma et sur le métier de réalisateur. Entre autres que le mixage est le moment de nombreux choix artistiques, et qu’il devrait toujours être supervisé avec autant de soin par son réalisateur qu’il l’est par Costa-Gavras. Ces sessions furent l’un des défis les plus durs de ma vie en ce qui concerne ma grande timidité, mais elles sont aujourd’hui l’un des souvenirs que je chéris le plus. Elles ont confirmé ma vocation, et m’ont fait voir le travail d’un réalisateur qui, au-delà d’être un grand artiste, est l’une des personnes les plus profondément gentilles qu’il m’ait été donné de rencontrer, et j’espère que je pourrai de nouveau croiser sa route un jour.
Le cinéma, j’essaye encore d’y faire mon trou d’une manière ou d’une autre, et il s’est passé beaucoup d’autres choses dans ma quête des plateaux de cinéma depuis l’épisode Costa-Gavras. J’ai travaillé sur des tournages, j’ai réalisés des courts-métrages, je les ai présentés en festivals. Mais l’une des choses qui compterait beaucoup pour moi encore aujourd’hui, si je parvenais à réaliser un long-métrage, ce serait de pouvoir le montrer à Costa et qu’il se dise que ce n’était pas en vain lorsqu’il m’a tendue la main. Et retrouver Le moine et le poisson et Le Prince des Joyaux aujourd’hui, ça réconcilie la naissance de ma passion avec ma vocation d’adulte, en repensant aux étapes du chemin parcouru entre-temps. Parmi lesquelles cette rencontre inestimable.
Judith Beauvallet
Propos recueillis par Yoan Orszulik, vous pouvez retrouver Judith Beauvallet sur sa chaine YouTube Demoiselles d’Horreur.