Aujourd’hui c’est Laura Enjolvy, rédactrice pour le blog FuckingCinephiles et membre du podcast Sorociné de Pauline Mallet, qui deviendra une revue presse au printemps 2021, qui revient sur sa passion du 7ème art, initiée par sa mère durant son enfance, son parcours et les rencontres déterminantes qui l’auront amenée à développer un point de vue engagé et personnel.
Mon premier souvenir de cinéma n’en est pas vraiment un, plutôt une légende familiale que mes parents adorent raconter. Décembre 1995, j’ai deux ans et demi. Malgré ce jeune âge, ils décident de m’emmener à une séance de cinéma, une sélection de petits courts métrages d’animation sur le thème de Noël. Mais plus attirée par la lumière de secours des escaliers que par les images qui se reflètent sur l’écran blanc, je passe les quarante-cinq minutes de la séance à monter et descendre les escaliers sur le côté. Une première expérience cinéphile totalement ratée donc. Et surtout, le début d’un bon cardio.
J’ai eu la chance de grandir avec une mère qui aime la salle de cinéma. Très tôt, elle a fait partie de mon quotidien, bien que je ne m’intéressais pas particulièrement au film que j’allais voir. Souvent, ce n’était pas des films adaptés à mon âge. Des drames, français ou américains, dont le sujet m’importait peu. J’aimais plutôt l’ambiance, l’odeur du pop-corn chaud dès que l’on rentrait à l’intérieur, le silence dans la salle quand les lumières s’éteignaient, l’impression que le temps s’arrête. Et si je voulais être tout à fait honnête, c’était le prétexte parfait pour ne pas faire mes devoirs le dimanche après-midi.
Un beau jour d’octobre, en 2001, ma mère m’entraîne au cinéma, comme à notre habitude. Son choix s’était posé sur le nouveau film de Baz Luhrmann Moulin Rouge!, comédie musicale colorée et exaltante, une histoire d’amour tragique et impossible. Longtemps, j’ai cru que ce qui m’avait ôté mon indifférence coutumière était justement cette triste fin. Les larmes qui avaient coulé, l’émotion que je ressentais ne devaient être que les conséquences du récit et rien d’autre. Pourtant, quelque chose s’était réveillé en moi : la curiosité. Ce qui me poussait à lire avidement, ce qui me poussait à faire de la danse classique et à m’y perdre commençait doucement à se tourner vers le cinéma. J’avais huit ans et je ne m’en rendais pas compte. L’art faisait partie de ma vie, intégralement. La littérature était la raison pour laquelle je me levais le matin (mes habitudes avant d’aller à l’école avaient pour but de m’octroyer trente minutes au moins pour lire). La danse m’aidait à subir les longues heures d’école. Et le cinéma comblait les autres heures de mes journées. Je dévorais les cassettes de films d’animation chez ma grand-mère, principalement des Disney. Étant une enfant des années 90, je me suis construite autour des films Le Roi Lion et Mulan. Sans le savoir, je pointais du doigt la frustration de voir peu de personnages féminins à l’écran. Ce que j’aimais faire les mercredis après-midi chez ma grand-mère, c’était regarder Le Roi Lion. Mais j’allais plus loin que ça, je jouais à être Nala. Hélas, elle n’avait que peu de temps d’écran par rapport à Simba, une véritable injustice pour moi. Mulan a été une révolution quand on me l’a offert en cassette. En plus d’être présente tout le long du film, elle avait des scènes d’action que je pouvais mimer. Depuis que j’interviens sur le podcast Sorociné, et encore plus maintenant que nous montons notre projet de revue, j’y repense avec émotion. Je me questionnais déjà, sans savoir que ces éléments seraient importants pour moi un jour.
Pour revenir à Moulin Rouge!, le film a vraiment ouvert les vannes. Je me suis mise à m’intéresser au cinéma, à demander à lire des livres autour du cinéma, à chercher sur Internet des informations sur le film (j’invite fortement tous les enfants de huit ans à écrire “moulin rouge film” et non juste “moulin rouge” dans la barre de recherche). J’ai demandé la cassette pour mon anniversaire. Et j’ai regardé le film en boucle. Encore. Et encore. J’ai écouté la bande originale jusqu’à rayer mon CD. Une obsession que je n’expliquais pas. Puis j’ai commencé à prendre part aux décisions de la séance de cinéma du dimanche après-midi. Quel film me plaisait le plus. J’ai appris à argumenter après la séance. Je construisais une cinéphilie, par rapport à mes goûts, mais surtout par rapport aux goûts de ma mère qui commençait à me partager ses films préférés. Grease, Dirty Dancing et La Fièvre du samedi soir pour commencer. West Side Story, Chantons sous la pluie, Drôle de frimousse, Que le spectacle commence par la suite. J’ai aussi appris que le cinéma puisait parfois son inspiration des livres, quand le premier Harry Potter est sorti au cinéma. Une invention incroyable. Je pouvais voir des images de mes livres favoris. À l’anniversaire d’un ami, pour ses neuf ans, nous avons visionné son film préféré sur sa télévision, Jurassic Park. Grosse claque. Quelque temps plus tard, nous passons toute une après-midi à regarder Titanic en cassette chez une amie. Nouvelle claque. Le cinéma est grandiose, impressionnant. Il est triste, il fait peur. Il est joyeux, il donne envie de danser.
Ensuite, les événements sont un peu plus flous. Au collège et au lycée, je découvre des films exceptionnels, des réalisateurs et réalisatrices qui me font vivre de grands moments de cinéma. J’intègre la section cinéma en seconde et découvre enfin des éléments techniques. Les prémisses. Les premiers films. Comment fait-on un film ? Quels sont les points analytiques ? Je découvre que le cinéma n’est pas seulement français ou américain. Qu’il n’est pas forcément immense. Il peut être intime, très intime. Être dérangeant, viscéral. Je suis encore plus curieuse, je ne peux pas m’arrêter là. J’intègre donc une école de cinéma, que je me paye moi-même grâce à un prêt étudiant. Il me paraît important de le préciser, car ma déception a été immense, malgré les nombreux avantages de cette école. Grâce à certains professeurs, j’ai découvert un pan de cinéma que je ne connaissais pas. J’ai analysé des films, compris des mises en scène, j’ai développé mon esprit critique. J’en suis ressortie grandie. J’ai aussi pu voir une certaine misogynie poindre par-ci, par-là. Oh vraiment légère (parfois moins légère), mais bien présente. De la part de certains professeurs, mais surtout de la part des élèves. Le pouvoir que concédait la place de producteur, de réalisateur dans des petites productions étudiantes m’a donné à réfléchir à certaines choses. Par pure coïncidence (ou le destin, je ne sais pas), je me suis inscrite sur Twitter à ce moment-là. Où j’ai découvert le féminisme. Où j’ai découvert que le féminisme pouvait ouvrir encore plus de points d’analyse au cinéma, sur la représentation des femmes à l’écran et sur la place que l’on accorde aux femmes derrière la caméra. Un sujet si vaste, qui prenait de l’ampleur dans mon âme. J’en ai fait un sujet de mémoire. Ma soutenance a été un calvaire. Le directeur de mon école n’a pas compris pourquoi je me permettais de parler féminisme au sein du cinéma. Il n’a donc jamais été question de parler de la façon dont j’ai écrit et analysé le sujet de mon mémoire pendant cette heure de soutenance, mais plutôt de pourquoi j’avais tort, tout simplement. Sans pouvoir placer plus de deux mots d’affilés. J’ai quand même eu mon diplôme.
J’ai mis longtemps à découvrir que je pouvais lier toutes mes passions. L’écriture, la littérature, le cinéma. Que le féminisme, loin d’être un point d’analyse moral sur une œuvre, pouvait être complémentaire avec une analyse plus technique. Que déconstruire le regard sur des questions progressistes au sein même du cinéma n’effaçait pas le point de vue artistique. Aujourd’hui, je suis si respectueuse de la chance que j’ai. En montant sur Paris, après mes études et mon diplôme en poche, je ne pensais pas en arriver là. Je ne suis ni journaliste, ni critique professionnelle. Pourtant, j’ai pu couvrir de nombreux festivals grâce au blog FuckingCinephiles et à la confiance de Jonathan, son rédacteur en chef. En 2018, Pauline Mallet m’a proposé d’intervenir dans le podcast qu’elle venait de créer, Sorociné. Une sublime opportunité de partager ma passion, en mettant en valeur des questions féministes et faire entendre ma petite voix sur ces sujets. J’aime écrire et c’est là que réside
ma source de communication principale. Parler est un exercice étrange, mais j’essaye chaque mois d’être la plus pertinente possible. Et j’ai la chance d’être dans une équipe incroyable et passionnante. Dans la continuité du podcast, nous nous sommes lancé dans l’élaboration d’une revue papier, en totale indépendance, dont le premier numéro sortira au printemps 2021. Un projet assez fou vu la conjoncture actuelle de la presse papier spécialisée et surtout l’état du cinéma, privé de salles.
Si pour moi l’année 2020 a été forte en matière de cinéma, malgré ce qu’on a pu en dire, il m’est difficile de commencer 2021 sans mettre un pied dans une salle de cinéma. Superstitieusement, je me dis que débuter une année avec les salles fermées ne présage rien de bon. Garder espoir n’a jamais été aussi difficile sans le grand écran pour nous aider. Heureusement, nous vivons dans une modernité impressionnante, qui nous donne l’accès à une quantité importante de films. Ma cinéphilie s’est en partie construite, est maintenant nourrie grâce à Internet. Cependant, très égoïstement, avant même de parler des temps difficiles pour toutes les personnes dont le métier gravite autour du cinéma et de l’exploitation, les salles me manquent terriblement. Berceau de ma cinéphilie, je me sens démunie sans elles.
Laura Enjolvy
Propos recueillis par Yoan Orszulik, vous pouvez retrouver Laura Enjolvy sur le blog FuckingCinephiles ainsi que sur le podcast Sorociné.