Aujourd’hui c’est Guilhem Sendras, touche à tout, ayant notamment officié à l’écriture du film à sketchs Tokyo Grand Guignol, ainsi qu’à la réalisation de nombreux suppléments pour diverses éditions Dvd/Blu-ray, qui revient sur la manière dont le cinéma, qu’il soit horrifique ou autre, à façonné le monde d’images dans lequel il vit désormais.
Même si ma mère m’a dit que j’avais déjà assisté à d’autres séances, dont Bernard et Bianca au pays des kangourous, il est sûr que, de manière consciente, le cinéma a véritablement commencé pour moi par une obsession en particulier.
J’ai huit ans et je ne le sais pas encore, mais le choc de ma vie m’attend au bout d’une longue lutte contre les craintes parentales : octobre 1993 sonne à la porte, Jurassic Park sort ENFIN en salle, et j’ai décidé que je VOULAIS voir ce film SUR GRAND ECRAN. Mes géniteurs ont beau essayé de me dissuader en me disant que ce n’est pas un spectacle de mon âge, que d’autres petits garçons ont eu très peur, que je vais en perdre le sommeil, je m’en moque. La campagne marketing a bien fait son travail, mais pas dans le sens escompté. La multiplication de monstres de la préhistoire dans les abribus, à la télévision, dans les magazines et les BDs me ravit car je sens qu’au-delà des créatures qui me fascinent, il y a forcément quelque chose de transgressif avec toutes ces bestioles étonnantes qui veulent pour la plupart manger des gens de façon horrible. Mes parents tentent même de détourner mon attention en m’achetant un petit livre résumant le film à grand coup de photographies grossièrement légendées. Monumentale erreur, dirait Jack Slater ! Cela n’a pour effet que de décupler ma curiosité, alimentée de plus belle par les histoires que mon esprit – de plus en plus obsédé par les « choses à dents longues » – est en train de créer autour de ces nouvelles photos acquises. Comprenant probablement qu’un enfant d’habitude calme et réservé qui s’est trouvé un tel but à atteindre ne virera plus de cap, j’arrive enfin à obtenir gain de cause et me retrouve dans une salle de cinéma, à attendre que nous soyons plongés dans le noir. J’ai beau n’avoir que huit ans, j’ai quand même compris pourquoi mon père a quand même accepté de m’amener. Lui aussi est intrigué, vraiment intrigué par ce film. Et nous ne sommes pas déçus par l’événement tant annoncé. Lui par la grandeur du spectacle, et moi par… et bien, par la peur qui vient de m’envahir. Car, comme le nez occupe le milieu d’un visage, un minot enfermé dans le noir avec des monstres qui bondissent, qui hurlent et qui mangent des humains ne peut qu’être impressionné par les images et les sons tonitruants et terrifiants qui l’entourent ! Sans me rendre compte à quel point la polyphonie du mot « impressionner » allait avoir une importance capitale dans ma vie, je vis le film et dois bien lutter pour ne pas passer pour un poltron aux yeux de mon père. Après tout, n’ai-je pas durement intrigué – et gagné – pour avoir le droit de me trouver dans ce siège, siège que j’essaie de ne pas souiller lorsqu’un dilophosaure crache son venin dans les yeux du traitre Nedry, ou qu’un vélociraptor se révèle être plus futé que le garde-chasse Muldoon dans l’enfer vert de la jungle ?
La séance se termine et me voilà à nouveau à l’air libre. Nous regagnons la voiture. Je suis en vie, le monde a continué de tourner en notre absence et c’est la tempête sous un crâne. Comment est-il possible d’avoir pu rendre tout cela réel ? Je sais bien que c’est du cinéma, mais justement, qu’est-ce qui fait que ce cinéma m’a paru aussi réel, et encore plus excitant – oui, maintenant, je peux me l’avouer, la peur a été exquise – que la vraie vie ? J’allais très, très vite comprendre que la « vraie » vie, ma vraie vie, n’allait plus pouvoir se passer de ce genre d’escapade, à la manière de Dorothy, de l’autre côté, non pas d’un arc-en-ciel, mais d’une toile. Je n’ai aucun souvenir du chemin de retour, mais plus tard, j’associerai avec fierté mon année de naissance avec celle des sorties de Re-Animator, French lover, Retour vers le futur, Liberté, égalité, choucroute, Vampire vous avez dit vampire, Le cowboy ou Rambo II : la mission.
Deux ans plus tard, mes parents ont désormais compris comment exercer un point de pression sur le vilain petit garçon que je pouvais être si je m’en donnais la peine. Si par malheur je m’aventurais dans ce sentier périlleux, je me voyais interdit de télévision. Et en particulier d’un programme : L’homme qui tombe à pic. Une série, vous me direz ; mais pas n’importe laquelle : L’homme qui tombe à pic – dont j’ai toujours préféré le générique original car je pouvais y entendre le nom de plusieurs grandes stars, dont Clint Eastwood – se déroulait dans le monde du cinéma, y mettait en scène un cascadeur justicier, prétexte à toute une ribambelle de castagnes et de péripéties explosives. Et puis, il y avait Heather Thomas, blonde troublante dans son bikini bleu, qui réapparaissait à chaque générique. Suspense, action, belles femmes : un trio parfait pour un monde de cinéma idéalisé.

Le versant obscur, celui du cauchemar, allait arriver un peu plus tard la même année. Chez un camarade de classe, j’ai l’un de mes premiers chocs esthétiques horrifiques devant le Dracula de Francis Ford Coppola. Entrant dans le salon occupé par la sœur de mon ami, affalée devant la cassette vidéo du film, je tombe nez à nez avec Gary Oldman en chauve-souris géante, qui enflamme d’un simple regard une croix supposément protectrice et profite d’une pénombre bienvenue pour se transformer en montagne de rats. Ne reste plus que l’image flottante de ses yeux injectés de sang, couleur rouge aussitôt transplantée dans le haut troué de Goldie Hawn dans La mort vous va si bien, découvert dans les mêmes conditions. Si, à ce jour, ce film reste mon préféré de Robert Zemeckis, c’est parce qu’il synthétise tout ce qui fera mon attrait pour une mise en scène exigeante, entre découpage harmonieux et envolées cartoonesques, mais aussi un sens de l’humour macabre, un sens du rythme millimétré, un gothisme New Age comme seules les années 90 pouvaient les mettre en image et une chute aussi mordante qu’impitoyable pour ses personnages mesquins. Il n’est dès lors pas étonnant que je devienne peu de temps après un spectateur assidu et acharné des Contes de la Crypte produits par le même Zemeckis, et quelques illustres copains qui allaient devenir d’autres mentors artistiques au fil des années. L’art de la chute, il est bien évidemment aussi présent dans La Planète des Singes qui s’expose un soir de semaine sur la troisième chaîne. Et s’il m’arrive de faire une infidélité aux mésaventures de Charlton Heston, la publicité qui tourne alors en boucle pour le coffret VHS de la saga – composée uniquement de cinq opus – se charge de me rappeler que « Darwin ne s’en remettra pas » ! Formateur, donc.
Les monstres, les créatures, la peur dans son ensemble : un intérêt se dessine pour le sentiment d’angoisse créé chez le spectateur, l’obsession de savoir comment ces effets peuvent être produits et aussi un attrait certain pour la transgression. Loin de me gâcher le plaisir, découvrir les coulisses dans des revues comme Mad Movies, l’Ecran Fantastique ou SFX que je ne tarde pas à me procurer alimente au contraire ma fascination pour ce monde d’illusions et de magie, blanche comme noire. Tel un prestidigitateur, je trouve du contentement à apprendre les mécanismes de cette façon savante de s’encanailler, et donc, de défier pacifiquement une certaine autorité imposée par certains de mes semblables et mes pairs dans la société. Il faut dire que la préadolescence et ce qui s’en suit constituent rarement les meilleures années d’une vie, et mes difficiles années au collège ne seront pas une exception à cette règle cruelle. C’est pourquoi Les Contes de la Crypte, mais aussi toutes les diffusions de classiques du fantastique et de l’horreur lors des Jeudis de l’angoisse sur M6 m’aideront à avoir une meilleure compréhension du monde qui m’entoure, et, sous couvert d’une poésie que seul l’art permet de tisser, de mieux appréhender des interrogations existentielles et d’avancer des pistes de réflexion sur les tenants et aboutissants de notre univers visible et invisible. Si l’école et ses grands sujets d’étude – je ne me suis jamais remis de l’ingéniosité « scénaristique » d’œuvres aussi définitives qu’Horace de Corneille, qui reste à ce jour ma pièce de théâtre préférée – ouvrent les portes, le domaine du fantastique va me permettre d’aller littéralement au-delà de ces questions naturelles et culturelles : qu’est-ce que la dignité ? Qu’implique la cupidité ? Faut-il s’engager pour une cause ? Comment peut-on vraiment faire la différence ? Quel est notre rapport à la mort, et comment apprendre à vivre en paix avec cette idée de fin inéluctable ? Il est indéniable que tout ce terreau m’a fait comprendre, par exemple, l’intelligence que l’on pouvait trouver dans les récits d’anticipation, véritables miroirs de notre époque, et la méfiance farouche que j’ai développée envers toute forme d’endoctrinement religieux, au profit de l’homme, de son savoir et de la raison.
Toutes ces nouvelles expériences de cinéma nourrissent l’imagination galopante qui ne cesse de prendre de l’importance dans ma tête, et incarnent autant de portes d’évasion à disposition que de couleurs concevables dans la palette d’un peintre. Halloween, Prince des Ténèbres ou encore Fog dans ces deuxièmes parties de soirée : John Carpenter entre dans ma vie, et n’en sortira plus jamais. Je suis tellement choqué et interpellé par cette alliance de divertissement et de rébellion révélatrice que l’homme devient rapidement un phare indéboulonnable dans cette pyramide des saveurs cinématographiques en constante construction. Alors que, à ma grande stupeur, je suis invité à la boum du garçon le plus populaire de la classe, lorsque ladite soirée arrive, je demande à mon père de venir me chercher bien avant la fin des festivités pour ne pas manquer le début d’un film – assez bien vendu par la page de publicité, vue en amont dans la semaine. Le film est L’antre de la folie. J’ai beau être le fou du groupe aux yeux de mes camarades et « griller » mes maigres chances avec les filles, j’eus une nouvelle révélation et ne regrettait aucunement mon geste. Mieux, il entérinera ma philosophie de privilégier le plaisir durable de l’art aux apparences toujours décevantes de gamins boutonneux bas de front et tristement unilatéraux. Et puis, mes quelques amis et les filles qui sont vraiment cools, je les reconnais déjà fort bien dans cette masse acnéenne : on est allé voir Vampires en salle – Big John sur grand écran ! – et on s’est constitué un réseau de cassettes enregistrées dans le dos de nos parents que l’on s’échangeait à la récréation. La Mutante contre Candyman ? C’est super chouette, surtout qu’il y avait L’armée des ténèbres il y a deux semaines, c’était vachement drôle. Il paraît que le prochain Jeudis de l’angoisse lui aussi vaut le coup d’œil : C’est Poltergeist ! Je le copierai après Shocker, car j’ai pas la place derrière Le Loup-garou de Londres. Tu sais, au Cinéma de Minuit, y’a un truc marqué « Interdit aux moins de 16 ans ». Ça s’appelle Freaks : ça a l’air vieux, mais ça a l’air bien, comme La fiancée de Frankenstein. C’est à peu près de la même année en plus… Plus j’avançais dans mes découvertes, appuyé par la lecture de mes magazines favoris, plus je me familiarisais avec les sources d’inspiration des films fantastiques, catastrophes et de science-fiction qui pullulaient sur les écrans en cette fin de millénaire. Derrière les vaisseaux de Mars Attacks !, il y a l’animation féérique de Ray Harryhausen. Derrière la mécanique des astéroïdes d’Armageddon, il y a La tour infernale. Derrière le blood bath de Blade, il y a le cinéma de Hong Kong et de la Hammer. Derrière les tanks d’Il faut sauver le soldat Ryan, il y a ceux d’Au-delà de la gloire. Derrière les murs de La maison de l’horreur, il y a les gimmicks de William Castle. Les topoï identifiés remontant parfois jusqu’à Méliès, je m’enrichissais à chaque nouveau visionnage, et je m’amourachais férocement des Monstres de la Universal, généralement pathétiques dans leur besoin d’être compris, aimés et respectés… comme un adolescent en pleine mutation.

Le temps béni de la VHS, je le chevauche sans retenue, et sans savoir que j’en suis l’un des ultimes représentants : quand c’est possible, j’enregistre tout ce que je peux, dans l’ignorance la plus complète que le format vit ses dernières années. Si les films occupent la place centrale, je m’intéresse à tout ce qui se rattache à la narration visuelle, plus ou moins construite. Les spots Levi’s millimétrés et des programmes musicaux comme Le boulevard des clips sont tout autant formateurs : je ne le sais pas encore mais, plus tard, combinés avec ma pratique du piano, ils m’aideront à comprendre la base du montage et du rythme dans le découpage des actions et des séquences. J’y côtoie déjà et dans la même ignorance des futurs réalisateurs de long-métrages que je viendrai à grandement apprécier comme Joseph Kahn, et me passerai en boucle des mini films comme Ghosts de Michael Jackson, mais avec surtout Stan Winston et Stephen King au générique. L’ouverture heavy de L’antre de la folie me l’avait fait deviner : le rock allait devenir une autre constante capitale de ma vie. Alors, quand les deux univers se rencontrent, quand je découvre les riffs saturés accompagnants le Kurgan d’Highlander ou les Undeads de Phantom of the Paradise, je suis aux anges, surtout lorsqu’ils prennent l’apparence démoniaque d’Alice Cooper dans La fin de Freddy et Wayne’s World, ou de Gene Simmons dans Runaway, l’évadé du futur. A la manière des adolescents de Serial Mother, je m’amuse au fil du temps à collectionner les titres les plus improbables, et le sommet du cool s’incarne dans ce précieux objet que les deux vidéoclubs du coin me procureront sans jamais faillir à leur tâche, et à mon appétit insatiable. Quelques années plus tard, je passerai mon code de la route « à rallonge », l’une des enseignes étant comme par miracle voisine de l’auto-école. L’été durant, j’apprends tout autant les rudiments de l’indépendance véhiculée que je repousse les limites de ma gourmandise. Il faut dire qu’avec une offre spéciale telle qu’un film loué, un film gratuit, il n’est pas étonnant de m’y voir revenir tous les jours pour en connaître plus sur les mouvements de caméra de Sam Raimi, le montage de John Woo, les joutes verbales de Bertrand Blier, les différentes missions de Star Trek ou profiter des sorties récentes d’HK Video comme Black Mask avec Jet Li. Tant pis si certaines jaquettes sont criminellement mensongères : l’excitation procurée par la chasse aux trésors sait procurer suffisamment d’adrénaline pour transformer chaque excursion en épopée. Sans surprise, cette assiduité exemplaire dépose le code du premier coup dans mes poches, car il n’y avait guère plus de place dans ma tête pour autre chose que le contenu de cet amoncèlement de bandes magnétiques qui consomme l’intégralité de mon argent de poche.
Et la famille, dans tout ça ? L’apport de mes parents est plus classique, mais se révèle tout aussi fondamental. Ils n’ont pas le même attrait que moi pour l’étrange, et concentrent leur intérêt sur les productions plus anciennes, et principalement françaises. Très tôt, c’est à travers eux que je lie mes racines provençales avec le 7ème art, en apprenant les grandes leçons de vie de Marcel Pagnol par le biais de sa trilogie Marseillaise ou son adaptation des Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet, et que je découvre dès mon plus jeune âge la magie de notre langue lorsqu’elle est manipulée par Arletty, Jean Gabin, Raimu ou encore Fernandel. J’incorpore l’importance des mots avec La grande illusion, l’émotion d’un regard avec Le quai des brumes et le fait que la caméra peut parfois compléter aussi discrètement qu’efficacement le jeu d’un acteur avec Topaze ou Manon des sources – Pagnol, encore et toujours. Les affiches d’époque, très souvent reproduites sur les VHS, avec leurs styles respectifs correspondant à une décennie bien particulière, me font prendre conscience de tout l’univers gravitant autour d’un long-métrage. Ainsi, René Château ne sera pas, dans mon imaginaire spongieux, uniquement le synonyme des « films que vous ne verrez jamais à la télévision », mais il sera aussi celui de « la mémoire du cinéma français ». Il n’empêche que l’effroi arrive quand même à pointer le bout de son nez lorsqu’un jour, mon père me refuse l’entrée dans le salon où siège le poste de télévision, car le programme en cours n’est, d’après lui, pas adapté à mon jeune âge. Il était en train de regarder Les yeux sans visage d’un certain Georges Franju, qui n’allait pas me décevoir lorsque, bien plus tard, j’aurais la possibilité de mettre la main dessus… Il n’y a néanmoins pas de quoi se plaindre de l’attente de productions plus dures à se mettre sous la dent. Même si je ne comprends que moyennement l’intérêt de ma mère pour John Wayne alors qu’au même moment, je lui préfère le goût du sang italien avec les diffusions en boucle de la trilogie des dollars de Sergio Leone (mon appréhension du cinéma de John Ford changera considérablement avec le temps), il me sera instantanément impossible de me défaire de l’image de perfection véhiculée par Errol Flynn dans Les aventures de Robin des bois et du charme canaille de Kirk Douglas dans 20 000 lieues sous les mers qu’elle me mettra sous les yeux. Le Peter O’Toole de Lawrence d’Arabie et de Lord Jim s’inscrira dans cette lignée de héros magnifiques en haut de ce podium de l’âge d’or hollywoodien. Michael Curtiz, Richard Fleischer et David Lean, trois nouveaux noms que j’apprendrai par la suite à chérir, tout autant que celui des Monty Python et leur porte ouverte vers le plus sublime des humours : le nonsense, ou la gymnastique intellectuelle que la bêtise requiert pour atteindre des sommets… d’intelligence, mais aussi d’impertinence. On y revient toujours ! Surtout que, de l’impertinence, je vais enfin pouvoir en avoir dans mes choix de films sur grand écran.
Jusqu’ici, je n’avais pas la permission d’aller au cinéma tout seul, mais le choix validé de spectacles populaires suffisait amplement à assurer mon bonheur. Ce statut changera l’année de mes douze ans, très probablement à cause d’une séance assez mémorable d’Alien : la résurrection à Sète – dans le même cinéma qui m’avait vu frissonner de la tête aux pieds à cause des dinosaures de Jurassic Park. La projection en format large du quatrième opus d’une série aussi impressionnante constitue un nouvel évènement dans mes rencontres cinématographiques avec les monstres. Il s’avère que l’évènement est beaucoup moins excitant pour mon père, qui, outrepassant son aversion de ce genre de spectacle, s’est gentiment sacrifié un dimanche après-midi pour me faire plaisir. Il ne le sait pas, mais le fait de devoir dire mon âge à la guichetière pour validation du ticket me donne l’impression d’être un adulte miniature, mais un adulte quand même, celui qui a le droit de voir des choses dissidentes. Après tout, Alien m’est lié à une certaine forme de transgression : n’ai-je pas eu, deux ans auparavant, accès à la VHS par le biais d’une camarade de primaire, qui avait « emprunté » le trésor dans le vidéo-club de son oncle ? On était bien trop jeunes pour voir ça, mais ce n’était pas grave : on avait réussi à berner les parents, et on avait pu se délecter – avec quelques mains entrouvertes devant les yeux – du suspense vampirisant et des scènes horribles d’attaques extra-terrestres. Cette fois, j’allais expérimenter ces scènes horribles avec un parent, et mes joues en étaient rouges à l’avance. Avant même la fin du générique de début, annonçant la couleur avec ce maelström de corps filmés à travers un objectif déformant, mon père s’endort, certainement éreinté par sa semaine de travail. Seul devant l’écran, j’oublie une nouvelle fois que la Terre est encore en train de tourner, l’esprit focalisé sur une avalanche de créatures dangereuses et d’effets spéciaux superbes. Ce n’est pas l’épisode le plus glorieux de la franchise, mais je suis trop absorbé par les prouesses visuelles de l’équipe de Jean-Pierre Jeunet pour enlever des points à l’intrigue. La séance se voit frappée d’un étrange maléfice : mon géniteur assoupi ouvre les yeux uniquement lors des scènes de violence – dérangé par les cris des victimes, sans doute. Consterné par le gore grotesque du film, il rabaisse bien vite ses paupières en soupirant à chaque fois, ne retenant ironiquement de la projection qu’une série d’images sanguinolentes et bien évidemment sans aucun intérêt ! C’est donc à l’issu de cette expérience un peu spéciale que j’obtiens la fameuse permission d’aller voir ce que je veux au cinéma, du temps que je suis accompagné par un copain. Plus d’adultes. Et plus d’enfant qui compte : désormais, je suis pour de bon un adolescent autonome comme dans les films de John Hughes, de John Waters ou de Wes Craven. Alien m’a fait prendre du galon !

L’époque est passionnante, parce qu’elle est profondément charnière pour l’art que j’apprends à tant aimer. La fin des années quatre-vingt-dix, c’est l’explosion d’internet et du numérique, qui vont avoir un impact phénoménal sur la production de films. Très vite, une scission s’opère en moi. D’un côté, je suis très attaché au rendu de l’argentique, aux opérations chimiques de développement de pellicule des directeurs de la photographie à la Mario Bava, et au fait de redoubler d’ingéniosité pour créer en dur tout un univers, et donner aux effets, totalement factices, une saveur palpable. De l’autre, c’est la possibilité d’avoir de nouvelles perspectives de création visuelle que vont démocratiser les formats nés avec cette accessibilité des caméras et leur connectivité avec les ordinateurs. La vidéo DV bouleverse le domaine du fantastique et son langage avec l’incroyable succès du Projet Blair Witch, d’autant plus que sa sortie est accompagnée d’une campagne promotionnelle inédite sur la toile, qui ne manque pas de m’impressionner. La façon d’amener l’histoire de ces trois apprentis-cinéastes maudits dans les foyers du monde entier, transformant une légende urbaine rondement huilée en exercice de terreur, interpelle profondément l’adolescent qui cherche des réponses à ses questions, et en grande partie à travers la forme d’expression qu’il préfère. Comment arriver à cette impression de réalité, parvenir à glacer d’effroi le spectateur et lui faire questionner la véracité des images qu’il contemple ? Loin de se cantonner au recyclage d’une image documentaire malmenée par une manipulation hasardeuse, Le Projet Blair Witch, et tout ce qu’il chamboule, me fait comprendre le poids et l’importance de l’aspect factice des images de cinéma, de ce que je consomme, en petit comme en grand format. L’image a un sens, des codes, une portée et des règles implicites. Le cinéaste, s’il ne veut pas être un « simple » réalisateur, a un champ des possibles particulièrement étendu pour pouvoir manipuler ces images, et procurer des sensations à ses spectateurs. Le faux documentaire de Daniel Myrick et Eduardo Sanchez rejoint ainsi les apostrophes de Jean-Paul Belmondo et Anna Karina au public dans Une femme est une femme, la caméra qui « enregistre » son propre bruit en filmant Bruce Campbell en hauteur et en mouvement dans Evil Dead, Joe Pesci qui vide son chargeur face à l’objectif avec un regard complice à la fin des Affranchis, un Takeshi Kitano supposément mort qui se redresse pour tirer sur son portable qui sonne dans Battle Royale… Quelle ne sera donc pas ma surprise lorsque, plus tard, je ferai le rapprochement entre le nom de la maison de production à l’origine du Projet Blair Witch, Häxan Films, et le film dano-suédois du même nom de Benjamin Christensen qui s’amuse brillamment à briser le quatrième mur entre documentaire, reconstitution, fiction d’exploitation et œuvre à charge, le tout avant même la naissance du parlant !
Les frontières poreuses entre les codes, la mise en scène en guise de téléphérique entre le cerveau et le cœur, l’aspect primordial du regard, la caméra consciente (ou non) d’elle-même : à son tour, Brian De Palma n’allait plus me quitter, après les bouleversements que furent Blow Out et Body Double sur cette question de la manipulation. Je comprends que le numérique s’installe dans cette continuité, car il est le moyen d’aller raconter des choses là où nul homme n’avait pu le faire auparavant, au-delà de la barrière de la physique et des contraintes de production. C’est l’alphabet d’Alfred Hitchcock et de Michael Curtiz qui est agrandi par Robert Zemeckis avec Apparences, sa trilogie de Noël en Performance Capture et, encore plus tard, l’alliance de toutes ces philosophies dans ce qui sera l’un des rares chef-d’œuvre absolu du XXIe siècle, The Walk. Ainsi, la scission évoquée plus haut trouvera une issue bien pacifique : c’est l’amour de toutes ces façons d’utiliser la grammaire du cinéma, pourvu que le cinéaste ait une vision et des ambitions narratives à défendre, qui va sceller la fausse querelle entre les Anciens et les Modernes dans ma tête. L’important, c’est la suspension d’incrédulité et l’effort fourni pour procurer l’émotion propre à toute expression artistique. Et l’émotion donnera toujours le « la » de mes plus belles expériences au sein d’une salle obscure.
Entrer dans un cinéma, c’est comme être à la place d’Alice qui pénètre dans le terrier du lapin blanc. Il y a la formule magique du ticket donné à Danny Madigan par Nic, les grosses portes à pousser comme King Kong pour entrer (ou sortir) dans le pays de tous les possibles, et la nuit qui tombe pour nous envelopper d’ombres venues nous chuchoter une histoire dans un format plus grand que la vie elle-même. C’est dégringoler de surprises en révélations, commencer le voyage dans un grand huit pour faire très vite du hors-piste et retrouver le plancher des vaches lorsque les lumières se rallument avant de retourner chez soi, en se demandant si tout ce que l’on a vécu relève du songe ou de la réalité. Il y aurait mille autres histoires tissées dans l’intimité de ces sanctuaires à raconter comme celles de Jurassic Park ou d’Alien : la résurrection, ordonnées à la manière d’une liste établie par le personnage joué par John Cusack dans High Fidelity. Le besoin d’aller revoir, pour la première fois, un film comme Titanic pour en comprendre toute la complexité narrative visuelle et technique. La joie extrême de découvrir Evil Dead sur grand écran lors de la célébration des vingt ans de sa distribution sur notre sol avant d’entendre, horrifié, le nouveau doublage calamiteux dans la langue de Claude Zidi. La fascination extatique vécue avec un ami devant Versus le jour de sa sortie, tandis qu’un homme, trois rangs devant, s’étouffe entre deux rires bruyants à chaque tête explosée. Le visage décomposé de ce même ami qui, pensant faire à nouveau une bonne affaire en me suivant les yeux bandés pour Lagaan, allait subir cette épopée indienne de 3h40 pourtant exceptionnelle. La découverte surréelle d’Inland Empire à minuit, lors d’une avant-première dans un cinéma à moitié vide en Angleterre. Le défilé du générique de fin de The Fountain qui se transforme en instant de grâce parce que le film a tellement ému les spectateurs qu’ils attendront, évanescents, le retour des lumières pour enfin ouvrir la bouche – et encore, en chuchotant ! La sensation de vivre quelque chose de véritablement novateur en assistant à l’Avatar Day six mois avant la sortie du film, et ce, plusieurs séances de suite…

En définitive, les plus étonnantes, dans cette longue réminiscence de ma vie-cinéma, sont celles qui auront joué un rôle dans ma vie sentimentale ; car si l’émotion est l’ingrédient le plus important dans un film, parfois, la vie et les gens se révèlent dignes des dramaturgies que l’on chérit. La première des deux histoires retenues ici survient à Birmingham, berceau de Black Sabbath où j’y poursuis, l’espace d’une année supposément rafraîchissante, mes études universitaires. Une relation amoureuse n’est pas une chose facile à nourrir à distance, surtout à l’âge de tous les possibles ; et justement, voilà que l’impossible, en plus du ciel, me tombe sur la tête : je suis largué par ma copine, à plusieurs milliers de kilomètres de distance. Il ne me reste plus que les épaules virtuelles mais compatissantes d’une amie, elle toujours en France, pour déverser mes larmes et lui rapporter la liste des doléances. Il faut dire que l’un des reproches avait tourné autour de mon inévitable passion. L’ironie fera que ce que j’avais jugé particulièrement déplacé dans ce contexte et foncièrement injuste – me ramenant aux heures sombres de l’incompréhension de mes camarades de collège et lycée – occasionnera le plus grand retournement de situation de toute ma vie. Mon ex m’avait dit, en désespoir de cause et arrivant au bout de sa rhétorique lapidaire pour se débarrasser de ma personne, que « je trouverai bien un jour quelqu’un pour voir et apprécier les films de Dario Argento » autant que moi ! La réplique cinglante ne tombe pas dans l’oreille d’une sourde et, quelques jours plus tard, je reçois un message de cette confidente. Lors d’une soirée, elle me rapporte avoir remarqué quelqu’un qui sortait du lot ; ce dernier, cinéaste amateur parlant allègrement de culture populaire, égrenait des noms qui lui semblaient familiers. Celui qui lui fera noter ses coordonnées sera celui de… Dario Argento. Mon amie m’urge de contacter ce type qui semble avoir les mêmes goûts que moi et, qui sait, peut-être que c’est enfin l’occasion tant attendue de se lier avec des gens capables de faire des choses concrètes derrière une caméra !
C’était la première pierre posée de ce qui allait devenir une période très riche et très faste une fois de retour à Montpellier. C’était l’été béni où j’allais me constituer ma première famille de cinéma. Et même si, comme dans toutes les familles, des tensions éclatent et finissent par éloigner certains de ses membres, un noyau dur perdure néanmoins et c’est avec lui que de très belles choses ont pu se concrétiser – je pense en particulier à mon ami François Gaillard, la chance que j’ai eue de travailler sur ses films qui furent autant d’expériences formatrices et puis de pouvoir écrire ce qu’il allait emporter au Japon pour en faire le segment Trahison de Tokyo Grand Guignol. S’il n’y avait pas eu cette phrase émise, subie, répétée, digérée et recyclée, où en serais-je aujourd’hui ? Surement pas en plein dans la seconde histoire, qui dure depuis maintenant plus de dix ans avec mon actuelle compagne, rencontrée une quinzaine de mois après. C’est sous l’égide du cinéma que nous nous sommes vraiment connus, et rapprochés. Une âme volontaire est toujours difficile à trouver, alors quand il y en a une qui se présente sous des traits aussi charmants, tel un photographe saisissant l’instant magique, il ne faut pas la laisser passer ! Partageant ma passion pour le fantastique, elle fut tout d’abord recrutée sur l’un de mes courts-métrages comme assistante. La technique des effets spéciaux sur plateau étant exigeante, elle n’hésita pas à donner de sa personne pour doubler une comédienne fatiguée par les longues heures de prises de vue, et ainsi découvrir les joies des prothèses gluantes du magicien David Scherer apposées sur ses bras et jambes pour les gros plans – on s’amusait à recréer l’effet choc de la marionnette humaine des Griffes du cauchemar, la seconde suite des exactions de Freddy Krueger. Nullement rebutée par l’expérience, elle sera, de près ou de loin, toujours impliquée dans les aventures bricolées de notre petit groupe, jusqu’à la grande aventure du long-métrage éreintant que je suis en train de terminer au moment où j’écris ces lignes. Et c’est, bien évidemment, au détour d’une soirée au cinéma que le cours des choses finira par bifurquer vers des horizons plus romantiques. Son soutien est total et fait la différence, comme quand elle a su être une intervieweuse de choc face à un Richard Belzer désopilant et sous substances, pour un bonus d’une édition américaine des Maîtres du monde.
Le cinéma m’a appris à être moi-même, et un observateur un peu plus fin de l’existence, qui n’est autre qu’un theatrum mundi en format Cinérama. C’est une fascination qui ne m’a apporté que les bons aspects d’une obsession, en la faisant rimer avec passion. Et ces souvenirs de cinéma ne sont, en fin de compte, qu’une projection sur toile du futur qui m’attend, chuchotés par l’audace et la persévérance. De même qu’un film ne peut se faire seul, j’ai la conviction que les forces combinées de toute cette famille artistique et de cœur ne pourront que nous amener de nouveaux, et tout aussi beaux moments que l’on prendra plaisir à se remémorer un jour.
Guilhem Sendras
Propos recueillis par Yoan Orszulik, vous pouvez retrouver Guilhem Sendras sur sa page Facebook ainsi que sur le Blu-ray de Tokyo Grand Guignol).