Événement pour une grande partie de la cinéphilie francophone, la sortie tant attendue du livre Une Histoire de Cinéma de Quartier revenant sur la célèbre émission présentée par Jean-Pierre Dionnet sur Canal + de 1990 à 2007, qui fit découvrir à des générations de spectatrices et spectateurs de nombreuses perles du cinéma populaire. L’occasion d’évoquer cet ouvrage en compagnie de son auteur Sylvain Perret, fondateur du webzine 1Kult, responsable éditorial chez Gaumont vidéo, et membre de l’association Panic! Cinéma.
Comment est né ce projet ?
Cela faisait longtemps que je voulais mettre en lumière le travail formidable de Dionnet et ses équipes, qui ont su nourrir des cinéphilies et même faire naître des vocations. Et pour être franc, au tout début d’1kult, j’avais pour envie de créer le site en vue d’un projet de fanzine qui n’a jamais vu le jour. Mais déjà, j’avais publié en ligne la liste des dernières années de programmation. Au fil des recherches, j’ai pu finir par récupérer les infos des films diffusés, que je gardais depuis quelques années. Et quand j’ai appris que Jean-Pierre préparait Mes Moires, son livre de souvenirs de Dionnet, j’ai pensé que ça n’aurait plus de sens. Or, il n’y consacre qu’une quinzaine de pages à l’émission.
Et puis, l’année dernière, j’ai voulu reprendre l’idée, sur les ruines du mook 1kult qui n’avançait pas.
Le livre retrace l’histoire de l’émission, regroupe tous les films diffusés dans Cinéma de Quartier et Quartier Interdit et enfin reproduit à l’écrit certains moments phares de l’émission. Comment en êtes-vous venus à ce plan ?
Je précise que je n’ai aucune formation littéraire ou journalistique. J’ai juste imaginé ce que j’aimerais avoir comme livre. La colonne vertébrale a été la liste complète, que j’ai remis en forme. Ensuite, il a fallu raconter l’histoire de l’émission, mais dans les recherches, des questions apparaissaient, des contradictions dans les versions de chacun, dans les souvenirs, des mystères… Il y a très peu d’interviews d’époque, il faut se tourner vers les rares sources qui l’évoquent. Journaux télés, articles dans les mensuels de cinéma, quelques-unes au moment de la collection DVD… Et puis ensuite j’ai contacté les principaux collaborateurs.
Pour les fans de l’émission, Cinéma de Quartier se résume au visage de Jean-Pierre Dionnet, mais votre livre fait la part belle aux collaborateurs de l’ombre : le réalisateur Alain Petit, la secrétaire Anne Vincendeau ou encore le touche à tout Patrice Verry. Est-ce que ce fut difficile de retrouver leurs traces ?
Non, pas tellement. J’avais deux atouts : déjà avec 1Kult, j’avais croisé certaines personnes, comme Patrice Verry ou Alain Petit. Ensuite, Mes Moires, qui revenait sur l’émission posait des bases sur lesquelles je pouvais revenir. Et puis, en 2022, date d’écriture du livre, c’est relativement facile de retrouver des contacts.
La recherche d’archives en lien avec l’émission fut-elle compliquée ?
Non, mais il y en avait très peu. Pour la partie revue de cinéma, je suis allé à la BiFi (la Bibliothèque du film, le nirvana du cinéphile). J’ai juste perdu une heure de recherche, car Dionnet disait que son émission commençait en 1989 (mais c’est en 1990), et forcément aucune revue n’en parlait à cette date. Au niveau des archives vidéos, c’est simple, il n’y avait rien d’époque. Jérôme Wybon m’a donné un coup de main en allant à la BNF pour récupérer les quelques journaux télés qui en parlaient. Je précise que Jérôme fut l’un des premiers lecteurs, et il m’a fait des retours et des remarques importantes sur le projet. Enfin, il y avait quelques ouvrages, comme les mémoires de Lescure ou des textes de René Bonnell (qui a écrit le passionnant Mon cinéma, de cannes à Canal +), que j’ai récupéré et qui ont permis de raconter cette histoire.
Jean-Pierre Dionnet était–il impliqué dans le projet ?
Il m’avait fait une interview téléphonique pour le mook, dont j’ai recyclé les parties Cinéma de Quartier et Quartier Interdit. Il m’a par ailleurs glissé quelques infos (sur le film censuré par Canal, Midori, par exemple) et je le tenais au courant du projet.
Comment le réalisateur Bertrand Mandico en est venu à signer la préface de votre livre ?
En fait, à la base, je voulais créer un label dans Badlands pour me concentrer sur des ouvrages littéraires. Badlands a été créé par Guillaume Perrin, Anthony Plu et moi-même pour principalement éditer des DVD et des Blu-ray. Or, depuis que je suis chez Gaumont Vidéo, je ne m’implique plus dans le travail éditorial des éditions que chapeaute Guillaume. Cependant, je voulais lancer une collection pour éditer ou rééditer des livres de cinéma. J’avais une liste de 15 candidats, et l’idée était de faire un travail éditorial : si on réédite un livre, on rajoute des textes supplémentaires, et notamment une préface qu’on confie à une personnalité.
Dans un de ces projets, il y avait un roman qu’adore Mandico, que j’ai rencontré à quelques reprises. J’avais gardé son nom, et quand mon propre ouvrage, qui devait sortir chez un autre éditeur (comme le mook) s’est retrouvé orphelin, c’est cette branche Badlands qui a repris le bébé. Et Mandico m’a semblé la personne idéale, lui qui voue un amour à l’émission et qui a une plume incroyable. Un mail, et il a accepté immédiatement.
J’ai également demandé à Clara Sebastiao, cinéphile de très bon goût, qui faisait des créations visuelles, elle aussi fan de Mandico, si ça l’amusait de faire une création autour du texte de Mandico. Elle a également accepté immédiatement et c’est en face de la préface de Mandico.
Dès le début du livre, Cinéma de Quartier apparaît comme un élément du laboratoire qu’était Canal + au début des années 90.
Oui, totalement. C’est un moment où Canal voulait se différencier des autres chaînes. Et le système d’abonnés permettait d’aller expérimenter dans les marges. On a oublié qu’il y avait à l’époque des émissions et des choses improbables, qu’on ne voyait pas ailleurs. des nuits, des corridas, des expériences télévisuelles, L’Oeil du cyclone, Strip-tease… Cet anti-ciné club était donc parfaitement dans l’esprit de la chaîne.
Il y a une citation de Dionnet qui semble importante c’est lorsqu’il décrit son émission «à mi chemin entre Patrick Brion et Dorothée ».
Oui, il y avait vraiment la volonté de pouvoir être une émission familiale, et s’adresser à une génération qui n’a pas connu ces films. J’adore cette citation. Quand je suis tombé dessus dans mes recherches, ma journée était faite, et ça donne une bonne idée de l’image qu’avait l’émission. Et en plus, je pense que ce n’est pas une émission de nostalgiques, tout comme j’ai essayé de faire un livre qui ne soit pas nostalgique d’une époque révolue. Je ne voulais pas faire un livre à charge, bien sûr, mais je ne voulais pas non plus donner une image de tout ça trop lisse ou idéalisée.
Pour beaucoup Cinéma de Quartier est associé au cinéma Bis. Cependant quand on regarde la liste des cinéastes diffusés dans cette émission, on trouve aussi bien Mario Bava que René Clair, Alexander Mackendrick, Sergio Sollima, Ishirō Honda ou le duo Michael Powell-Emeric Pressburger. Plutôt que de cinéma Bis, peut t’on dire que Cinéma de Quartier était surtout l’émission des artisans « mis de côté » par rapport à d’autres confrères jugés plus prestigieux ?
Tout à fait ! Et d’ailleurs, Dionnet a toujours été lucide là-dessus. Le cinéma bis était considéré comme de la sous-culture en 1990. Ensuite, il est devenu une contre-culture, avant de devenir une culture dominante. Il en parle dans le texte de la dernière présentation, qui conclut le livre. D’ailleurs, depuis 16 ans où s’est arrêté l’émission, Dionnet n’a pas tellement défendu cette cinématographie. Pour 3 Bava présentés sur des DVD, il y a énormément de films noirs américains, des films asiatiques contemporains, des séries récentes… Lors de sa carte blanche en 2019 à L’ Étrange festival, il ne choisit pas des films doudous, mais La Peur au ventre (Running Scared) de Wayne Kramer.
Et c’est assez fascinant de voir tout ce qui est passé en effet : un concert de Téléphone, des comédies françaises navrantes des années 30, du polar de Gilles Grangier, L’Inhumaine ou J’accuse de Gance, des films féériques russes comme l’excellente Petite Sirène, etc… J’espère que la liste servira vraiment à découvrir certaines oeuvres et donner une image plus large du cinéma défendu par l’émission.
Même lorsque les membres du Cinéma de Quartier pouvait être en désaccord sur un film, c’est l’envie de faire découvrir une oeuvre qui primait au final. Votre livre montre le travail d’une équipe présentée comme de véritables enquêteurs, voire des archéologues du cinéma. Je pense notamment à la découverte des fins alternatives du Grand Silence et de la deuxième version de J’accuse.
C’est un travail auquel je suis confronté à une échelle bien moindre chez Gaumont Vidéo, et qui m’intéressait. Quand on veut éditer un film en vidéo, tout comme quand on voulait diffuser un film à la télé, il faut deux choses : le matériel et les droits. C’est simple mais ça peut devenir parfois extrêmement complexe, surtout que les outils ont fort heureusement bien évolué, mais à l’époque c’était des fiches manuscrites au CNC, des filmos parfois incomplètes, des chaînes de droit extrêmement complexes. Et puis, il y avait un côté où les ayants droits ne pensaient pas que ces films pouvaient avoir une grande valeur. À quoi bon restaurer et mettre à jour les auteurs de tel film pour une diffusion ?
Pour Le Grand Silence, je dois confesser une erreur dans le livre : en fait cette fin n’aurait pas été diffusé à la télévision, mais elle aurait été retrouvée pour l’édition DVD. On peut lire l’inverse, et je me suis laissé avoir sur ce point, que m’a indiqué Alain Petit lorsqu’il a reçu le livre.
Il est indiqué dans votre livre, qu’une fois qu’un film était restauré pour les besoins de l’émission, d’autres chaînes pouvaient le récupérer. Je me souviens que dans les années 90, M6 avait diffusé dans leur case jeunesse du Mardi soir, La malédiction des pharaons et L’île mystérieuse, quelque temps après leurs 1ère diffusions dans Cinéma de Quartier. Est-ce que l’émission de Dionnet créait une émulation auprès des autres chaines ?
Oui, et c’était justement l’intérêt, car une fois que le film était restauré pour Cinéma de quartier, il pouvait avoir une vie ensuite sur d’autres chaînes. Et c’est ce qui s’est passé, en effet. Des films ont pu redevenir visibles, et pas seulement pour les abonnés de Canal.
L’arrivée de l’extension horrifique de l’émission, Quartier Interdit, semble coïncider avec le fait que Dionnet et son équipe peuvent s’octroyer plus de liberté d’action, comme en témoigne la présence d’invités : David Cronenberg, Georges Lautner, Claude Chabrol… . Etait-ce liée au fait qu’au même moment Canal + devenait un acteur majeur de l’industrie cinématographique ?
Il ne faut pas oublier que Cinéma de Quartier permettait de diffuser des films produits ou coproduits par la France, permettant de respecter les quotas de la chaîne. Mais je pense qu’à un moment Dionnet a en effet voulu aller vers d’autres domaines, tant en invitant des cinéastes (ou des spécialistes, comme lors du cycle Melville où il invite Samuel Blumenfeld) qu’en allant vers des films plus inattendus. Découvrir La Traque un samedi matin, je ne m’en suis jamais remis. D’ailleurs avec ce genre de films, on voit que l’émission ne s’adressait plus tellement aux enfants.
Quartier Interdit permettait aussi de passer des films que Canal achetait, en profitant de l’image de l’émission et le goût de ses équipes. C’était donc parfait. Il y a eu une émission que présentait Dionnet, après l’arrêt de Quartier interdit, qui n’a pas perduré.
Malgré le départ de Pierre Lescure en 2002, qui fut l’un des principaux initiateurs de l’émission, Cinéma de Quartier a pu continuer d’exister jusqu’en 2007. Était-elle devenue une institution cinéphile pour Canal + ?
C’est un peu comme Cinéma de Minuit, ou même Questions pour un champion ou Les Guignols de l’info : ce sont des institutions, des émissions phares, qu’il est délicat de supprimer. Je n’ai pas eu accès aux audiences, mais je pense que l’émission qui ne devait pas coûter très cher, et qui donnait une bonne image de la chaîne, aurait pu durer encore quelques années.
Peut–on dire que l’arrêt de l’émission en 2007 correspond à la fin d’une époque pour la cinéphilie et le début d’une nouvelle ère, avec l’arrivée des blogs puis des chaines Youtube ?
Oui, avec quelques différences. Déjà, il y a la contrainte d’horaire fixe. Impossible de retrouver une émission (et le film) un mois après sa diffusion. On n’avait même pas la programmation complète de disponible. Ça donnait une certaine valeur à l’émission, quelque chose de l’ordre du cérémonial, qu’on romantise aujourd’hui, mais qui était tout de même contraignant. Et puis l’accès aux œuvres a évolué depuis 2007, grâce au DVD et au Blu-ray. Je ne sais pas quel serait l’équivalent aujourd’hui, même en VOD ou SVOD. Depuis l’écriture du livre, j’ai rattrapé un nombre assez conséquent de films passés dans l’émission, et ce très facilement. C’est assez inestimable.
L’émission de Jean-Pierre Dionnet a permis de transmettre le flambeau de toute une cinéphilie à de nombreuses générations, qu’est-ce que Cinéma de Quartier vous aura apporté ?
En fait, Cinéma de Quartier était une émission qui ne s’adressait pas aux cinéphiles, mais à un public beaucoup plus large, contrairement à Cinéma de Minuit par exemple, qui d’une certaine manière s’adresse avant tout à des cinéphiles. Dionnet a su pourtant, en apportant une manière didactique de voir des films, en offrant ses lettres de noblesse à certains auteurs (Bava en tête), tout en n’oubliant pas celui qui veut juste voir un film plaisant, toucher un public large. C’est pour ça que je ne vois pas l’équivalent aujourd’hui qui pourrait être en ligne. Hormis Alt236 qui mélange plusieurs univers (le jeu vidéo, le cinéma, le dessin, la peinture, etc…), tout semble cloisonné, ce qui permet d’aller beaucoup plus loin sur certaines œuvres ou certains domaines, mais on perd de nouveaux adeptes.
Que retenez-vous de la rédaction de ce livre ?
J’ai pu faire quelque chose que je voulais faire il y a 15 ans. Je peux donc l’enlever de ma liste ! Et je suis assez content de l’accueil tant par ceux qui y ont participé qui semblent ravis, que ceux qui le lisent et ne le prennent pas forcément comme un objet nostalgique ou hagiographique. J’espère que ça donnera des idées à des programmations en salles, par exemple.
De nouveaux projets ?
Plein ! J’ai deux ouvrages que j’essaye d’écrire : une bio d’un réalisateur français, et une autre histoire, dans un autre univers mais pas tellement éloigné. Et puis je voudrais bien publier des livres d’autres auteurs (qui était l’idée de départ). Mais on va voir si le modèle économique fonctionne avec ce premier ouvrage, voir ce qui ne marche pas, ce qu’il faudrait améliorer. Je préfère recevoir des critiques sur mon ouvrage plutôt que sur celui de quelqu’un que je publierai. En ça c’est une sorte de laboratoire.
À côté de ça, il y a la Colo, mais également une nouvelle collection chez Gaumont Vidéo qui arrive en Blu-ray à la rentrée : Les Inclassables Gaumont, des œuvres un peu à la marge de ce que sort Gaumont d’habitude. À suivre !
Propos recueillis par Yoan Orszulik.
Remerciements à Sylvain Perret pour sa disponibilité. Vous pouvez retrouvez le livre Une histoire de Cinéma de Quartier dans les libraires ainsi que sur le site de Carlotta Films.