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S’il y a bien un réalisateur représentant à lui tout seul la vivacité du dernier âge d’or du cinéma hongkongais, c’est Tsui Hark. Et s’il y a bien un film, dans sa filmographie si riche, qui définit à la perfection ce que représente son cinéma, c’est The Blade. A la fois film d’action populaire et oeuvre expérimentale, son chef d’oeuvre sorti il y a bientôt 30 ans est une source d’inspiration inépuisable et une démonstration de ce dont le réalisateur est capable quand il s’agit de créer le chaos pour mieux le dompter, et ainsi proposer quelque chose d’universel.

S’il est plus confidentiel de par sa nationalité, The Blade fait partie de ces films mythiques qui jalonnent tout parcours cinéphile tels que Massacre à la tronçonneuse ou Requiem pour un massacre. Des films qui n’ont à priori rien en commun, si ce n’est ce statut un peu particulier d’oeuvres qui, à un moment de leur vie, ont été presque invisibles, n’existant qu’à travers les propos de celles et ceux qui avaient eu la chance de les voir. Des fantasmes avant même d’être des films et qui, à une époque pas si lointaine où internet n’était pas aussi performant, demandaient des efforts colossaux pour se dévoiler. Dans le cas de The Blade, jusqu’en 2006 et la sortie d’une magnifique édition DVD chez Metropolitan, le film était une sorte de licorne pour les amateurs de cinéma HK et même plus globalement pour les amoureux du cinéma d’action. Les éditions étrangères n’étaient pas évidentes à trouver quand on vivait en dehors de la région parisienne, et elles n’étaient vraiment pas glorieuses. On ne pouvait donc qu’imaginer ce qu’était ce fameux film, entre quelques photos d’exploitation qu’on pouvait trouver et quelques textes. Et un jour, tout a changé. Aujourd’hui, The Blade est visible partout, légalement ou pas, dans une copie qui n’est plus dans les standards actuels mais ce n’est pas très grave. Car le plus important est le film, et que contrairement à d’autres oeuvres fantasmées, il n’a pas volé son statut de mythe. Et presque 30 ans plus tard, c’est toujours le plus grand film de Tsui Hark, un des plus grands films de cette époque bénie du cinéma HK et un des plus grands films d’action jamais réalisés. Mais en fait, c’est quoi The Blade ?

Si Tsui Hark est aujourd’hui à peu près unanimement reconnu comme un auteur et réalisateur majeur de ces 40 dernières années (et même un peu plus, L’enfer des armes datant de 1980), y compris pour toutes celles et ceux qui étaient passé·es à côté volontairement ou non, c’est essentiellement pour ses qualités de metteur en scène. Elles sont indéniables. Mais ce qui le rend si passionnant, c’est avant tout son positionnement assez unique avec un pied ancré dans toute une culture ancestrale chinoise à laquelle il est extrêmement attaché, et l’autre dans l’avenir avec une volonté permanente de faire évoluer son art par l’expérimentation, qu’elle soit visuelle ou narrative. Dans les faits, cela s’est traduit pendant une grande partie de sa carrière par des films, qu’il a pu écrire, réaliser ou simplement produire à travers sa Film Workshop, qui ont remis au goût du jour des grands classiques. Et ce qu’il s’agisse de légendes, de romans, de récits historiques ou de films. Dans le cas de The Blade, il s’agit bien évidemment du mythique Un Seul bras les tua tous du non moins mythique Chang Cheh, un film qui a complètement redéfini les codes du wu xia pian et notamment sa violence, ainsi que de son « remake » par Chang Cheh lui-même, le chef d’oeuvre La Rage du tigre sorti en 1971. L’élément central de ces films, et de The Blade donc, est un héros qui perd un bras au combat (bien que les conditions soient très différentes dans ces deux films, avec une symbolique qui diffère grandement) et qui va, après une période de renoncement, mettre à profit l’absence de son membre pour développer de nouvelles aptitudes. Le héros mutilé est une figure fondamentale du genre, mais également du chanbara japonais, avec le sabreur aveugle Zatoichi, et s’est tellement imposé au cinéma qu’on le retrouve jusque dans le récent Avatar la voie de l’eau. Mais plus largement, c’est une figure tragique classique, d’Œdipe se crevant les yeux dans la mythologie grecque à Odin le borgne dans la mythologie nordique. Cette mutilation que le héros se fait généralement imposer est un ressort narratif imparable. Elle va immédiatement créer de l’empathie, même si elle s’apparente parfois à un symbole d’expiation, va redéfinir les mouvements d’un personnage ainsi que les enjeux du récit, et permettre de justifier le concept de vengeance, toujours très fort cinématographiquement. A travers cette figure, Tsui Hark ancre son personnage central dans une tradition séculaire mais surtout universelle, alors qu’il propose d’abord la relecture d’un classique cinématographique profondément chinois. D’ailleurs, The Blade s’éloigne nettement des films de Chang Cheh dont il ne va garder que des éléments symboliques. Et il va immédiatement brouiller la perception du spectateur en lui proposant d’entrée de jeu tout l’inverse de ce qu’il s’attendait à voir. Un film dont le titre est «  The Blade  » , par Tsui Hark, génie du cinéma d’action qui avait révolutionné le film de kung-fu avec Il était une fois en Chine 4 ans plus tôt, et on s’attend forcément à être immédiatement submergé par l’action virevoltante. On en oublierait presque que Tsui Hark a réalisé Green Snake, The Lovers et Dans la nuit des temps quasiment coup sur coup avant The Blade. Ainsi, de façon tout à fait inattendue, le film s’ouvre sur des questionnements existentiels de Siu Ling, fille unique du patron d’une fabrique de sabres. Elle est la narratrice de The Blade, et tout le récit sera suivi à travers son regard, sa romance fantasmée avec Ding On et Tête d’acier qu’elle rêve de voir s’affronter pour son coeur, sa découverte d’un monde de vice et de violence… Chez Tsui Hark, la naïveté se heurte brutalement à la violence du monde réel et mène à la destruction.

On pourrait schématiser grossièrement The Blade comme la rencontre entre le romantisme mutin de Green Snake et l’anarchie ultra violente de L’enfer des armes. Une sorte de concentré de l’oeuvre de Tsui Hark, contenant toutes ses propres contradictions, notamment dans son rapport à la violence, porté à l’écran avec une rage infinie comme s’il signait son dernier film. Ce qui était le cas, symboliquement. En effet, en omettant délibérément l’anecdotique Tri-Star sorti juste après The Blade, c’est sur cette dernière note pleine de fureur qu’il quitta Hong-Kong au moment de l’inquiétante rétrocession de 1997, et qu’il partit tourner deux films aux USA avec Jean-Claude Van Damme, Double Team et Piège à Hong Kong. Avant de revenir en héros quelques années plus tard avec un autre chef d’oeuvre, Time and Tide. Mais revenons à The Blade, qui s’articule donc autour du personnage un peu naïf de Siu Lung mais également, comme son titre l’indique le plus simplement du monde, autour de l’image du sabre. Pour Siu Lung, les sabres sont d’abord une sorte de lumière enchanteresse, quand elle ne sait pas encore en quoi consiste l’activité de son père, avant de devenir des instruments de mort. Pour Ding On, le sabre est d’abord un simple bien de consommation et le fruit de son travail, puis le symbole de son père, pour devenir ensuite le prolongement de son bras perdu et enfin l’instrument de sa justice presque divine. Mais ce n’est pas un sabre ordinaire. Il est brisé, présente une apparence extrêmement brute comme s’il avait émergé de la nature et n’avait pas été forgé par l’homme (un des sabres dans Seven Swords aura également cet aspect primitif) et concentre une infinité de symboles. Pour Ding On, c’est l’héritage d’une violence héréditaire à laquelle il ne pourra pas échapper et qui lui revient de droit quand il est sans le sou pour se protéger. Pour son maître, grand maître des arts martiaux ayant renoncé à la violence mais fabriquant des armes (toujours ce paradoxe), ce sabre brisé est un objet de culte lui rappelant également la promesse faite à son frère d’arme. Mais il est également une sorte d’instrument du chaos, de par son maniement qui oblige Ding On à réécrire les règles pour créer une sorte de nouvel ordre. Autant dire que cette arme si particulière cristallise à elle seule le projet de Tsui Hark qui consiste à puiser dans un héritage arrivé à bout de souffle, essoré par une industrie qui a oublié ses racines, pour bâtir une nouvelle forme. Tout détruire pour construire du neuf, une véritable note de l’oeuvre de Tsui Hark qui s’exprime comme jamais auparavant (ni même par la suite) à travers The Blade.

Une des caractéristiques de The Blade est de situer son action dans un univers indéfinissable, autant géographiquement que temporellement. Une sorte de monde fantastique qui se ferait le miroir d’une humanité en perdition. Un monde là également paradoxal, où une fabrique de sabres vit dans une sorte d’autarcie, renonçant à la violence mais régie par la discipline des arts martiaux, tout en faisant du commerce avec l’extérieur. L’extérieur justement est régi par un chaos total. Différentes bandes de bandits font la loi, et toute velléité de justice est anéantie. A ce titre, la séquence du marché avec le moine est tétanisante. Il est comme le représentant d’une justice divine, colosse au sourire angélique et aux poings de fer, rétablissant l’ordre pour sauver une jeune femme de l’agression pour finir massacré de la façon la plus sale qui soit, piégé, humilié et décapité. Cette séquence qui arrive très tôt dans le récit reste un choc visuel et émotionnel rare, même chez Tsui Hark. Elle traduit le chaos d’un monde où même le bien incarné peut être souillé sans aucun scrupule. Un monde vidé de son humanité et dans lequel la survie ne pourra être assurée que par une violence presque animale. Ce pivot narratif plonge The Blade dans une noirceur totale, comme pour prévenir le spectateur que tout peut arriver dans ce film, en particulier pour les représentations du bien. Le réalisateur brise ainsi à peu près toutes les conventions du genre, qu’il va secouer comme il ne l’a jamais été. L’alternance entre le jour et la nuit vient perturber une perception logique, des figures christiques s’incrustent pour être également malmenées, et même la logique narrative est complètement remise en cause. Par exemple, The Blade vient montrer un flashback majeur concernant son personnage principal à un moment tout à fait inattendu, d’une façon extrêmement agressive avec une transition qui déchire littéralement l’écran pour révéler une séquence sous une lumière rouge surréaliste. Dans cette séquence géniale, qui vient en plus rendre hommage au Baby Cart de Kazuo Koike adapté par le grand Kenji Misumi, le tempo est très étonnant avec des combats qui semblent aller à une vitesse folle mais s’arrêtent parfois comme s’il s’agissait de comédiens se mettant en place sur scène pour la suite de l’action. Un flashback extrêmement troublant donc, rouge sang quand la « règle » veut qu’un flashback montre une esthétique assez douce au niveau des lumières, mais qui traduit visuellement la rage intérieure dont hérite Ding On et que son maître à tout fait pour l’en tenir écarté. Il n’y a pas un seul personnage dans The Blade qui ne se retrouve pas à un moment confronté à la violence extrême du monde, qu’elle soit verbale, physique ou sexuelle. Une violence liée à la forme de rage qui anime Tsui Hark et qu’il avait également enfermée quelque part depuis L’enfer des armes, mais qu’il libère ici sans aucune retenue. Elle s’exprime à travers le propos très nihiliste du film bien entendu, mais également à travers sa mise en scène qui atteint ici des sommets de virtuosité.

S’il ne peut pas cacher certaines inspirations, notamment d’un cinéma également bien enragé venu du Japon, Tsui Hark crée avec The Blade une nouvelle façon de filmer l’action. Une véritable révolution nécessaire à une époque où le cinéma d’action HK, et en particulier le wu xia pian, tourne sérieusement en rond. Et ce qui est assez paradoxal vient du fait que les canons esthétiques usés jusqu’à la moelle ont été imposés par Tsui Hark et ses gros succès en temps que réalisateur (Il était une fois en Chine) ou producteur (Iron Monkey, Swordsman 2). A savoir des combats virevoltants, des chorégraphies câblées, une mise en scène très précise, un montage très musical dans son approche, des personnages très propres sur eux, des beaux costumes, en plus d’une frontière très marquée entre le bien et le mal. Ici, il vient faire table rase du passé quitte à se mettre à dos tout le public de ce genre de film. Surtout à une période remplie d’incertitudes pour le peuple hong-kongais. Son approche tient en un mot qu’il ne cessera de répéter à longueur d’interviews, comme il le fit avec son équipe à l’époque du tournage : « vérité ». Un film d’action qu’il souhaite aborder sous l’angle du cinéma-vérité avec pour inspiration principale le cinéma de François Truffaut qu’il étudiera en détails avec son équipe, en particulier son protégé et co-scénariste Koan Hui et son chef opérateur Keung Kwok-Man. Au delà de la simple volonté de redistribuer les cartes du cinéma d’action, il s’agit pour Tsui Hark d’un retour aux sources de sa formation de cinéaste à travers le documentaire lorsqu’il était en école de cinéma aux USA. Quitte à littéralement épuiser toute son équipe technique et ses acteurs qu’ils poussera dans leurs derniers retranchements, Tsui Hark ne va quasiment faire aucune concession à son projet. Des acteurs avec des indications sur l’état émotionnel de leur personnage plutôt qu’avec des répliques, des cadreurs devant composer avec des mouvements sortant du champ, des chorégraphes devant repenser leur métier avec un réalisateur refusant toute utilisation des câbles (à quelques exceptions près)… à l’image de Ding On obligé de réinventer ses mouvements et sa technique de combat de par le déséquilibre imposé par son bras manquant, tout le film cherche ainsi à trouver un équilibre au milieu d’un chaos total, sans filet et en courte focale. Et pendant que ses personnages en sont toujours plus victimes, Tsui Hark parvient à se sortir du champ de l’emprise (un sujet qui revient souvent via la voix off de Siu Lung) pour bâtir sa propre liberté d’artiste. C’est bien simple, on n’a jamais vu ça. Les différents combats sont d’un réalisme à couper le souffle, et exécutés à une vitesse phénoménale. Tellement que la caméra peine à les suivre, prend du retard puis les rattrape d’un mouvement aussi brutal que les coups qui sont portés. The Blade est le film barbare ultime, une sorte d’oeuvre primitive en dehors du temps et des modes. Sa brutalité et son nihilisme sont à peu près sans égal, et cette mise en scène aussi énervée qu’immersive plonge littéralement le spectateur au coeur du chaos. Malgré tout, Tsui Hark parvient à capter une certaine forme de noblesse, qu’il respecte tant dans le cinéma d’Akira Kurosawa (auquel il se confronte courageusement lors de la séquence de l’attaque de la cabane par les bandits). Bien évidemment, avec un propos aussi noir montrant que l’homme doit accepter la violence qui est en lui pour survivre, qu’il doit se frayer un chemin dans un monde en proie au chaos et où le grand mythe de l’amour n’est qu’une illusion perdue menant à une existence solitaire, The Blade ne pouvait pas rencontrer le succès. Pourtant, des décennies plus tard, sa sauvagerie, son anti-héroïsme primaire, son inventivité de chaque instant, ses personnages outranciers, ses plans complètement dingues et son action tellement libérée qu’elle en devient aussi pure qu’un diamant, en font le plus grand des chefs d’oeuvres de son auteur. Un film fait avec les tripes et qui ne pouvait que traverser les époques sans prendre la moindre ride, tout simplement car aucun autre film n’est parvenu à l’égaler, tout comme aucune scène de combat n’est parvenue à ne serait-ce qu’approcher ce duel final aussi virtuose qu’épuisant entre Ding On et Fei Lung, bad guy absolument inoubliable.

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En résumé

Presque 30 ans après sa sortie, The Blade n'a rien perdu de sa brutalité. Le chef d'oeuvre de Tsui Hark détruit le genre du wu xia pian pour mieux le réinventer, parvient à trouver un équilibre précaire au milieu du chaos et ne cesse de dévoiler ses trésors d'inventivité. C'est bien simple, pour quiconque voudrait comprendre ce qu'est le cinéma de Tsui Hark et où se situe son génie, il faut voir The Blade, encore et encore.
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Auteur

Gigantesque blaireau qui écrit des papiers de 50000 signes absolument illisibles de beaufitude et d'illettrisme, d'après Vincent Malausa.

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