Aujourd’hui c’est Emmanuelle Spadacenta, co-fondatrice et rédactrice en chef de la revue Cinemateaser, qui s’est imposée en quelques années comme un incontournable de la presse cinématographique française, qui nous fait l’honneur d’évoquer son approche d’un métier où se côtoient témoignages d’une aventure collective, transmission d’une passion et rencontres exceptionnelles.
Plus je vieillis, plus les films m’aident à la lecture du monde. À en enrichir ma connaissance. Par ce qu’ils racontent parfois, souvent par ce qu’ils représentent pour ceux qui les font. Mon métier m’a aussi poussée à confronter mon point de vue à l’ambition d’un créateur. Jamais ces dialogues ne remettent en cause mon avis, mais ils m’incitent à trouver les bons mots et une manière plus articulée de l’exprimer. Plus je vois des films, plus j’admire ceux qui les font, leur savoir-faire. Je suis bien incapable de réaliser un long-métrage. Je ne suis pas très à l’aise avec l’écriture de fiction et la forme journalistique reste ma zone de confort. Je considère avec enthousiasme ceux qui savent la manier. Ils m’apportent une sorte d’exaltation tout comme ils peuvent aussi profondément me trahir et me décevoir. Leur parler à chaque film, transmettre ce qu’ils ont voulu faire et s’ils y sont parvenus est pour moi l’un des plus beaux métiers. Grâce à eux, je deviens à mon tour un outil de témoignage, et notre magazine fournit un héritage culturel et laisse à de futures générations une trace de l’époque, pièce artistique d’un puzzle civilisationnel. Le réalisateur Kevin Macdonald m’a dit un jour que lorsqu’il préparait son documentaire Whitney, il avait été circonspect et malheureux de ne pas trouver d’interviews de fond de Whitney Houston. On considérait, à l’époque où elle était l’une des plus grandes stars du monde, qu’elle était probablement aussi la plus inconséquente. Sa voix, si impressionnante, n’était pourtant qu’à moitié écoutée. Ce n’est qu’après sa mort que la profondeur de son univers et la richesse de sa vie ont été jugées dignes d’intérêt. C’était déjà trop tard. J’ai trouvé ça terriblement injuste déjà, et infiniment triste donc, car il manque quelque chose à son héritage public. Il manque comme un souvenir collectif.
J’enseigne depuis l’an dernier. Cette année, j’ai démarré un cours de critique où mes élèves ne sont majoritairement pas de futurs journalistes. S’ils ont pris ce cours, optionnel, c’est pour apprendre à structurer un avis et à mettre des mots sur des sensations, des idées – mais il est normal que certains aient une vraie méfiance vis-à-vis de ce métier consistant, selon eux, à commenter un travail que le critique n’a jamais vraiment fait. L’intérêt de la critique, leur ai-je dit, n’est pas de donner un jugement au sens strict. Mais de formuler une opinion dans un argumentaire factuel, essayer de transmettre à celui qui lit des clés qui pourront ouvrir chez lui ses propres portes critiques. C’est un point de vue, à ajouter à d’autres points de vue, qui forment un dialogue virtuel. C’est aussi pour moi la consigne d’un souvenir, d’une sensation qui disparaîtra peut-être et à laquelle je veux revenir si j’en ai envie. On voit tellement de films au fil de sa vie qu’il arrive d’oublier si on les a aimés ou pas. Ce qui est mauvais signe, généralement.
Mes souvenirs de cinéma, je les fabrique tous les jours. Je chéris ceux de mon enfance et de mon adolescence bien sûr – ils vont d’Antarctica et Bloodsport en VHS à Before Sunrise et Génération 90 dans un cinéma de Versailles. Mais depuis que c’est devenu mon métier, je prends soin de continuer à tout consigner dans mon esprit. C’est une gageure, après quinze ans de carrière et une tête farcie d’informations. Ce ne sont pas l’expérience des plus grands films qui me reste forcément ou les noms les plus connus. Ce sont plutôt les films qui m’ont enseigné et enrichie, les artistes dont je pense avoir recueilli une parole importante. Peut-être qu’un jour, tout ce travail, au-delà de son immédiateté, nourrira la bibliographie d’un grand théoricien, d’un immense artiste. On ne sait jamais.
L’un de mes plus beaux souvenirs, parmi les plus récents, c’est une rencontre de 20 minutes avec Sylvester Stallone. Mon esprit critique, ma connaissance actuelle et mon cœur de toute jeune cinéphile biberonnée à Rocky et à Tango & Cash se sont alliés pour discuter avec cet homme que j’ai l’impression d’avoir toujours connu. Les images de moi, petite, assise sous la table le nez levé vers son image dans la télé et celle de moi, adulte, assise sur un canapé le nez levé vers lui, en vrai, se sont juxtaposées de manière surréaliste. Qu’un souvenir ancré si profondément en moi ait pu revivre au présent, c’est l’un des plus beaux cadeaux que m’a fait ce métier.
Emmanuelle Spadacenta
Propos recueillis par Yoan Orszulik, vous pouvez retrouver Emmanuelle Spadacenta sur la revue Cinemateaser.