Aujourd’hui c’est Sophie Schweitzer, chef opératrice, membre de l’agence de production audiovisuelle Plissken, du podcast Les Pieds dans la gueule et rédactrice pour le site Sueurs Froides, qui revient sur les moments forts de sa cinéphilie initiée dès le plus jeune âge par son père. Une passion qui lui aura permis de tisser des liens entre différents cinéastes et courants cinématographiques de manière communicative.
Le cinéma pour moi est davantage une histoire de désir. De voyager, de plonger dans un autre monde, mais parfois même, simplement dans le regard d’un autre. Mes tout premiers souvenirs liés au cinéma sont limités à un cadre très restreint : l’embrasure d’une porte. Quand j’étais gamine, mes parents n’étaient pas du genre à laisser leurs enfants devant la télévision, et craignaient qu’on soit trop fatigué ou choqué devant certains films, alors, je restais captivée par ces films « interdits » qui se dévoilaient à moi dans le secret et l’obscurité, les préférant de loin aux Disney que j’étais autorisée à regarder. J’adorais La Belle et la Bête, tout particulièrement la scène d’ouverture, ainsi que Blanche Neige et les sept nains, tout particulièrement la scène de la forêt. Mais il m’en fallait plus. Tous les enfants aimaient les histoires, et j’avais le sentiment que là, dans ce petit écran de télévision qui plus tard deviendrait le grand des salles de cinéma tout un monde inconnu n’attendait qu’à être exploré.
Le cinéma, la grande salle, je l’ai découverte avec deux films qui m’ont marquée. Le Prince d’Égypte, un film d’animation sur l’histoire de Moïse qui se différenciait des productions de l’époque, et surtout, Mon oncle de Jacques Tati. L’un fut découvert en famille, l’autre avec l’école. Je dois bien avouer que Jacques Tati a éveillé en moi l’amour du burlesque et, nul doute que, de le découvrir en salle m’a également donné le goût pour les vieux films en noir et blanc qui étaient tout sauf empoussiérés et vieillots. Tati m’a fichu une claque que Charlie Chaplin et surtout Buster Keaton viendront accompagner. Ce goût du burlesque, je crois, me fait toujours plus apprécier un film où les lieux et le décor sont utilisés. L’autre genre où cela se voit et s’apprécie, c’est le cinéma d’action. Lui, je l’ai découvert d’abord sur le petit écran, avec Bruce Willis enfin, surtout John McClane. Que ce soit en rampant sur du verre brisé ou en courant dans tout New York, il y a une utilisation de l’action, des lieux, une intensité du corps, et surtout, une manifestation de la douleur, une sorte de poésie de la souffrance qu’on devine, qu’on entend éclater à travers ces répliques restées fameuses, qui m’a parlé.
Mais tout ceci n’était qu’un avant-goût du vertige qui allait me saisir. La découverte du cinéma d’Alfred Hitchcock me plongea dans un monde de ténèbres et de lumières, me donna le goût pour les polars, les films noirs, ainsi que pour les jeux de lumière et les contrastes. Aurais-je choisi le métier de chef opérateur sans cet amour-là ? Cette fascination pour ces jeux de caméra, de mouvements, de choix du cadre, parfois, souvent, à s’en donner le vertige ? Et ce n’est pas seulement présent dans Vertigo, on retrouve ce même jeu vertigineux dans Fenêtre sur cour, ainsi qu’avec le montage de Psychose, ou encore, dans les décors de La maison du docteur Edwardes. Avec Hitchcock j’ai pris goût à un cinéma de studio classique, qui m’a poussé ensuite vers Melville. J’ai une passion pour ce réalisateur moins admiré que ses confrères de la Nouvelle Vague, mais qui a pourtant inspiré de nombreux cinéastes. Je me souviens encore de ma découverte de L’armée des ombres que mon père m’a montré, il connaissait mon amour pour Melville, et voulait me montrer celui-ci. Ce fut l’un de ces films-chocs qui m’a particulièrement marquée. Mais je crois que je suis une âme sensible quand on touche à des faits réels.
Pourtant, je suis bien vite devenue une grande amatrice de l’horreur avec un grand H. Tout était là depuis le début : à préférer lire les véritables contes plutôt que ceux émoussés de Disney, à préférer les scènes horrifiques des dessins animés aux happy ends, et une certaine fascination pour l’obscurité de l’âme humaine. J’ai plongé tête la première, d’abord dans le slasher, c’était l’époque. Précisément, le néo-slasher. C’est peut-être pour ça que Wes Craven aura toujours une place spéciale dans mon cœur. Quand j’ai découvert Scream, j’ai réalisé que le film d’horreur pouvait aussi mêler de l’humour, bien que L’auberge rouge me l’avait sans doute déjà révélé. C’était aussi l’époque où explosait David Fincher, avec Seven notamment. Lui me donna indéniablement le goût pour les tueurs en série à moins que ce ne soit Le silence des agneaux, film que je continue de chérir. J’ai dévoré par la suite les romans, et j’ai adoré Manhunter de Michael Mann.
Ensuite, j’ai mis la main sur tout ce qui était considéré comme classique, d’Alien à Psychose j’ai exploré l’horreur à l’américaine, lorgner parfois sur celle à l’anglaise, ou même, à la française. Mais il allait me falloir encore attendre un peu pour tomber dans le véritable maelström, et ressentir la passion des Frissons de l’angoisse. Oh combien ce titre est évocateur ! Je ne sais si c’est le désir qui naît rien qu’au titre, aux affiches, ou le sentiment de se perdre qu’on ressent forcément devant les pelloches italiennes, mais Dario Argento, Lucio Fulci ou encore Mario Bava m’ont littéralement fait tomber amoureuse, au point de voir et revoir, avec une espèce d’obsession toute cinéphilique, leurs films. Mais cette obsession, je l’avais déjà éprouvée devant des Neil Jordan, des Spielberg, ou encore Sergio Leone. Mais de tous les cinéastes américains je crois bien que c’est David Lynch qui m’a fait le plus éprouver ce besoin compulsif de comprendre son œuvre et de l’explorer sous toutes les coutures.
En fin de compte, je crois que c’est cela la cinéphilie : c’est de tomber amoureux, d’être obsédée par le cinéma, de ressentir un manque presque amoureux quand on en est privée. Et en cette année 2020, ce manque est devenu terrible. Pourtant, le cinéphile de nos jours est aisément comblé. Il n’a jamais été aussi facile d’accéder à une œuvre, entre les rediffusions de classiques en salle, la profusion d’abonnements au streaming, la facilité de pouvoir se faire une installation comme au cinéma chez soi. Mais également l’accès à l’import de supports physiques permettant de voir des films qui n’auraient jamais passé les frontières autrement, et encore, je me limite aux moyens légaux. Sans évoquer bien sûr, les médiathèques, et les films libres de droits accessibles sur Archive.org.
Mais un tel accès ne crée-t-il pas le vertige ? Et comment choisir ? J’entends certains de mes amis s’inquiéter pour les nouvelles générations. À vrai dire, je ne me suis jamais inquiétée pour leur culture. Le cinéma, on en tombe amoureux devant les films nous étant proposés, souvent enfant, adolescent, qu’on découvre à travers les yeux de quelqu’un d’autre. Pour moi, c’était mon père, ce cinéphile qui ne se proclamait pas comme tel, mais tenait toutefois à offrir une certaine culture à ses enfants, et qui m’a encouragé dans mes études de cinéma. De plus, un cinéphile finalement c’est quelqu’un qui remonte un fil. À partir d’un film qu’on a aimé, on va découvrir un réalisateur, un comédien, un scénariste, on va chercher ses autres œuvres et celles l’ayant inspiré. Et puis, il suffit de mettre un orteil sur You Tube pour découvrir nombre de cinéphiles avide de partager leur passion, ou encore, des podcasteurs. Car un cinéphile au fond, est un explorateur qui tôt ou tard finira par trouver des curateurs à sa passion.
Non, ce qui m’inquiète plutôt c’est la fragilité de la salle de cinéma en ces temps de confinement, où ces dernières demeurent closes, donnant à chacun l’habitude de regarder chez soi ce qui mérite un grand écran. Ce besoin je l’ai remarqué devant le dernier David Fincher, qui résolument ne m’a pas du tout absorbée et je pense que la principale raison a été le moyen de diffusion. Quand on n’a pas la chance d’avoir une installation digne de ce nom, et même avec cela, il y a encore le monde extérieur qui se rappelle à vous : notification sur le téléphone, voisins bruyants, quand ce n’est pas notre esprit qui est tenté de divaguer quand il y a une baisse de rythme. Voilà mes sources d’inquiétudes sans doute nourries par le terrible manque ressenti.
Sophie Schweitzer
Propos recueillis par Yoan Orszulik, vous pouvez retrouver Sophie Schweitzer sur l’agence de production audiovisuelle Plissken, le podcast Les Pieds dans la gueule et le site Sueurs Froides.