Après avoir évoqué un des plus célèbres cinéastes francs-tireurs de Hong Kong avec Ringo Lam : l’incendiaire, Sébastien Lecocq change radicalement de registre avec Au fond de la classe avec Malcolm : Le génie face au réel, édité chez Third Editions, dans lequel il évoque les divers aspects de cette série culte. L’occasion de revenir avec lui sur ce nouvel ouvrage.
Comment est né ce nouveau livre ?
De la même manière qu’est née l’envie d’écrire sur Ringo Lam : en finir avec une obsession longue d’une vingtaine d’années. À force de voir et revoir les épisodes puis d’en parler et d’analyser la série dans tous les sens, poussé par des ami.es, je me suis dit qu’il était temps de mettre tout ça sur papier. J’ai donc contacté Third Editions qui ont tout de suite été partant pour m‘accompagner dans cette nouvelle aventure et je les remercie encore chaleureusement pour ça. Ensuite il y avait également une frustration de fan : celle de ne pas avoir d’ouvrage entièrement consacré à Malcolm. Il existe énormément de littérature sur de nombreuses séries mais pratiquement aucune publication sur la création de Linwood Boomer. Alors que les vingt-cinq ans du programme se profilaient, je me suis dit que si personne n’avait encore écrit ce livre, et bien c’était à moi de le faire. J’ai donc essayé, très modestement, de rendre hommage à la série et de proposer aux amateurs de la série, un livre qui, je l’espère, pourra combler leurs attentes.
Pourquoi avoir opté pour une approche transversale de la série, plutôt que chronologique ?
Après avoir réfléchi à la manière d’aborder la série et travaillé sur un plan, j’en suis arrivé à la conclusion que cette approche transversale thématique était la plus adaptée pour concrétiser l’ouvrage que j’avais en tête. J’avais déjà procédé de la sorte sur mon précédent livre en travaillant par blocs thématiques plutôt que sur une approche chronologique pure et dure. Ici la série brassant de nombreuses thématiques tout au long de ses sept saisons, il était plus pratique de montrer comment ses thèmes évoluent tout autant que les personnages au cours du récit. Par exemple, les thèmes du déclassement social et de la lutte des classes imprègnent la série du premier au dernier épisode, tout en se mélangeant à d’autres sujets de société, il aurait donc été fastidieux d’y revenir sans cesse. L’approche transversale permet de découper la série en plusieurs sujets, de les isoler et de les analyser plus facilement et plus profondément. En contrepartie, cela demande un travail de préparation plus conséquent car il m’a fallu revoir la série dans son intégralité plusieurs fois puis sélectionner les épisodes les plus pertinents selon la thématique abordée.
Dans le 1er chapitre, en plus du créateur Linwood Boomer, ancien acteur vu notamment dans La Petite maison dans la prairie, vous évoquez l’importance du réalisateur Todd Holland, un ancien protégé de Steven Spielberg et David Lynch, dans l’identité de la série.
En effet, il m’a semblé important de revenir sur la personnalité et le parcours de Todd Holland tant il a participé, en tant que metteur en scène, à définir le canon esthétique du programme. Il a réalisé près de la moitié des épisodes de la première saison et certains des plus importants du show comme le pilote ou le double épisode du Superbowl : Pique Nique Fatal. S’il n’est ni le créateur ni le showrunner de Malcolm, il joue malgré tout un rôle décisif dans sa confection. Par exemple, c’est en partie à lui que l’on doit l’aspect cinématographique de la mise en scène car comme il le dit lui-même, il abordait les épisodes qu’il réalisait comme des films indépendants d’une vingtaine de minutes plutôt que comme des épisodes de série. Malcolm a révolutionné la manière de fabriquer une sitcom et Todd Holland en est un des acteurs majeurs. Puis il m’a semblé amusant de créer une filiation entre Amazing Stories, Les Contes de la Crypte, Twin Peaks et Malcolm. D’autant plus que c’est typiquement le genre de programmes télé que regardent les garçons.
Ce dynamitage des codes de la sitcom vous l’évoquez également dans Le style Malcolm, à travers l’importance accordée aux décors, et à la mise en scène. Ce qui rend encore aujourd’hui la série inclassable.
En termes de mise en scène, l’apport majeur de Malcolm au genre se situe dans la démocratisation du tournage avec une seule caméra là où auparavant, dans l’écrasante majorité des cas, on tournait avec plusieurs caméras simultanément pour couvrir le plus d’axes possible afin de faciliter le tournage et le montage. Un tournage à une seule caméra demande beaucoup de temps, d’organisation, de préparation et de précision. Cette manière de faire inédite pour l’époque se répercute sur le montage qui se doit d’être plus dynamique et plus varié. Le montage sonore joue également un rôle prépondérant dans la série de par son utilisation de la musique et de bruitages omniprésents. On voit donc que le choix de tourner en caméra unique, qui peut sembler anodin sur le papier, définit en vérité l’intégralité du code esthétique de la série. Ensuite Malcolm a apporté une approche plus réaliste de la sitcom, c’est à dire que 95% de la série est tournée dans des décors préexistants là où des séries comme Friends ou Seinfeld ont fait le choix plus confortable du tout studio. En tournant en extérieur, la production s’expose ainsi aux divers aléas de ce mode de tournage tels que la météo, les bruits environnants où l’incident technique. Cette manière révolutionnaire d’opérer fait de Malcolm une série véritablement unique en son genre.
Pourrait-on faire un parallèle avec la série britannique Spaced, qui à la même époque, tentait également de changer la donne dans la représentation visuelle du quotidien ?
Les deux séries partagent effectivement la même envie de montrer le plus justement possible la vie de la classe moyenne tout en n’oubliant jamais de faire du divertissement. Elles ont également cette volonté d’oser constamment et de remettre en question les canons esthétiques du genre auxquelles elles appartiennent. Tout comme Malcolm, Spaced se forge une identité formelle par le recours à des artifices alors peu usités à la télévision et directement inspiré du cinéma. Cependant Spaced possède un côté parfois parodique bardé de références au cinéma et à la pop culture là où Malcolm reste centré sur lui-même et sa propre grammaire.
À travers le portrait que vous faites des personnages centraux de la série, on comprend que Boomer et son équipe s’amusent déjà à dynamiter les stéréotypes à l’oeuvre dans les sitcoms de l’époque.
Bien sûr, et ce dès les premières secondes du premier épisode où chaque personnage est brièvement présenté par Malcolm, qui fait office de guide pour le spectateur. Ensuite, on nous présente les parents et le père de famille est nu tandis que sa femme lui rase le dos devant les enfants en plein petit déjeuner. En deux minutes, on comprend immédiatement que ces personnages ne correspondent pas aux archétypes habituels de la sitcom, un genre très codifié où les personnages occupent des rôles très définis qui n’ont que très peu évolué depuis les années cinquante. Rien qu’au niveau du couple, contrairement aux autres séries, c’est Loïs, la mère qui est l’élément fort et fait office de figure d’autorité tandis que le père, Hal, s’impose comme le personnage qui console et prend en charge la majeure de partie de la composante “care” de l’éducation des enfants. Les enfants ne sont pas instantanément montrés comme de bon garçons mais comme des personnages complexes capables du bien comme du mal et dotés d’une morale fluctuante. Cependant, comme on a tendance à beaucoup l’entendre lorsqu’on parle de cette famille, elle n’est pas du tout dysfonctionnelle et, paradoxalement, fonctionne bien mieux que la plupart des familles télévisuelles. Les sitcoms classiques sous leur aspect bienveillants sont souvent très conservatrices sociétalement parlant là où Malcolm fait preuve d’énormément de progressisme sur bien des sujets
Vous décrivez Malcolm comme l’antithèse de Sept à la Maison.
Exactement. Lorsque Malcolm débarque sur les antennes, Sept à la Maison règne sans partage sur le monde de la série familiale et collectionne les récompenses. Pourtant la série est ouvertement conservatrice pour ne pas dire réactionnaire. Sa créatrice, Brenda Hampton, en a volontairement fait un véhicule destiné à restaurer les vraies valeurs de l’Amérique puritaine. La religion et la morale y occupent une place centrale et c’est par ses deux biais que la plupart des conflits se résolvent. Le fait que le père de famille soit un pasteur n’est absolument pas anodin. Ses sermons et autres prêchent sont un passage obligé lors de nombreux épisodes. Sept à la Maison s’impose comme un retour aux sources et à la tradition du sitcom, un genre profondément conservateur et avant tout destiné à un public wasp. Malcolm arrive avec des intentions bien différentes et, par son progressisme, son universalité et son absence de morale bien définie, s’impose de fait comme l’antithèse de Sept à la Maison. Malcolm aborde tout un tas de sujets de société, du plus insignifiant au plus grave, mais mise sur l’intelligence de ses téléspectateurs et fait le choix de ne jamais lui faire la leçon ou la morale. Là ou Sept à la Maison regarde vers le passé, Malcolm a le regard constamment tourné vers l’avenir ce qui en fait une série très en avance sur son temps.
Vous revenez beaucoup sur l’aspect social et politique de la série, qui a également contribué à sa singularité. Vous expliquez que sous son apparence déjantée, Malcolm est un véritable portrait de la classe moyenne et pauvre de la société américaine.
C’est le cœur même de la série : l’histoire d’une famille de la classe moyenne en proie au déclassement social. Sous couvert d’un humour décapant et ravageur, elle parvient à mettre une problématique comme la lutte des classes au centre de ses préoccupations et cela en fait une série éminemment politique alors que paradoxalement elle ne parle jamais ouvertement de politique. Sa portée politique se trouve dans les actions quotidiennes de ses personnages et sur le regard qu’ils portent sur la société et le monde qui l’entoure. D’ailleurs, elle est encore à ce jour une des représentations les plus fidèles du combat quotidien des classes moyennes et travailleuses du monde entier. Elle parle de ces familles qui ne partent pas en vacances, qui ne vont pas au restaurant, qui sont dans le rouge le 4 du mois et qui profitent des soldes pour faire leurs courses. Ces familles dont les vêtements passent d’un frère à l’autre, dont les enfants partagent la même chambre faute de place, et préparent des gratins de restes plutôt que de jeter la nourriture. En vérité, Malcolm parle de millions d’individus pourtant invisibles à la télévision. Sous son aspect ouvertement humoristique, Malcolm reste avant tout une série drôle, elle aborde des situations complexes et des sujets parfois très durs auxquels nous sommes pourtant tous quotidiennement confrontés.
Loïs apparait comme le personnage central de cette dimension politique.
Loïs est le pilier de la famille et du foyer. Elle est celle sans qui la famille basculerait au bout de deux épisodes. Elle le dit d’ailleurs : sans moi, les membres de cette famille grimperaient aux arbres. Elle est le personnage le plus terre à terre et donc celle qui cerne le mieux les difficultés du quotidien. Elle offre un regard souvent dur mais toujours très juste sur la vie de la famille. En écrivant ce livre, j’ai compris l’importance de ce personnage qui pourrait presque être le personnage principal. Sa relation particulière avec Malcolm est au centre de toute la dynamique familiale tant elle est celle qui a le mieux compris la spécificité et le potentiel de son génie de fils.
Quelle est votre réaction à l’annonce de nouveaux épisodes de Malcolm, plus de 20 ans après la fin de la série ?
Mitigée. Pour moi la série se terminait de la meilleure façon avec un épisode final presque parfait et qui figure toujours parmi les plus réussis de la série (il est d’ailleurs co-écrit et réalisé par Linwood Boomer lui-même). Chaque personnage était arrivé au bout de son arc et la boucle était bouclée. Les exemples de retour ou de reboots ratés sont légion. Revenir vingt ans plus tard n’a aucun intérêt si ce n’est celui de raviver la nostalgie et ne présage selon moi rien de bon surtout que plusieurs comédiens sont complètement retirés du métier. Erik Per Sullivan (Dewey) en particulier ne veut plus entendre parler de ce milieu et s’épanouit totalement au sein de sa nouvelle carrière académique. Quoiqu’il en soit, je jetterai un regard curieux sur ces quatre épisodes mais sans rien en attendre de particulier. Quelle qu’en soit la finalité et la qualité, ces nouveaux épisodes, n’entachent pas la série initiale qui continuera d’exister telle que nous l’avons découverte et aimée.
Dans sa pérennité jamais démentie au fil du temps, peut-on voir en Malcolm un jumeau de The Office ?
Les deux séries partagent le fait d’avoir révolutionné les codes du genre et, de fait, de posséder une identité très marquée qui les rendent toutes les deux uniques en leur genre et par la même occasion intemporelles même si The Office est plus inscrite dans son époque que Malcolm. Elles mettent également en scène le même type de personnages et de situations. On imagine très bien Hal travailler pour Dunder Mifflin par exemple. Plus encore, par bien des aspects, les collègues de The Office fonctionnent comme une famille nombreuse à l’image de la famille sans nom de Malcolm. À des échelles différentes, The Office possède cependant une renommée et une cote bien supérieure à celle de Malcolm, les deux programmes se sont constitués une fanbase solide (La France est le pays, après les Etats-Unis, où Malcolm est le plus apprécié) qui ne cesse de revoir les épisodes, d’en parler et de développer un sentiment d’appartenance très fort envers le show. Les fans de ces deux séries aiment également partager leur amour pour “leur “ série. En ce qui me concerne je l’ai fait découvrir à mes enfants, créant ainsi une nouvelle génération de fans qui reprendra le flambeau et transmettra à leur tour la flamme aux suivants. Enfin, les deux programmes sont, me semble-t-il, revisionnables à l’infini.
Quels sont vos futurs projets ?
Il est encore tôt pour en parler, j’ai quelques idées derrière la tête mais là je savoure, profite de la sortie du livre, concrétisation de dix-huit mois de travail, et je me repose mentalement après avoir longuement bataillé, seul face à mon clavier. L’écriture est un processus très étrange car une fois plongé dedans, on jure ses grands dieux qu’on ne nous y reprendra plus mais une fois terminé, on a qu’une seule envie, c’est d’y retourner. Bref, une fois ce livre digéré, j’aimerais me remettre rapidement à l’ouvrage sur un nouveau projet centré autour du cinéma.
Propos recueillis par Yoan Orszulik.
Au fond de la classe avec Malcolm : Le génie face au réel est disponible en librairies et sur le site de Third Editions. Vous pouvez retrouver Sébastien Lecocq sur Facebook et Instagram.