Essentiellement connu pour son oeuvre maudite Les Diables, ainsi que pour son opéra rock Tommy, le réalisateur britannique Ken Russell est également l’auteur de nombreuses oeuvres méconnues qui méritent un nouveau coup de projecteur, notamment Lisztomania sorti en 1975. Une oeuvre iconoclaste et galvanisante à plus d’un titre.
Durant les années 70, David Puttnam, producteur ayant contribué au renouveau du cinéma britannique via sa société Goodtimes Enterprises, signe un deal avec le réalisateur Ken Russell pour six films centrés sur de célèbres compositeurs. Après le modeste succès de Mahler en 1974, Puttnam envisage un biopic consacré à George Gershwin avec Al Pacino, cependant le réalisateur des Diables préfère se rabattre sur la vie de Franz Liszt. Après avoir envisagé Mick Jagger dans le rôle du compositeur hongrois, Russell se tourne finalement vers Roger Daltrey qu’il vient de diriger dans Tommy. Marty Feldman (Frankenstein Junior) fait savoir au cinéaste son envie d’incarner Richard Wagner, qui ira finalement à Paul Nicholas. Fiona Lewis, Veronica Quilligan, Sara Kestelman complètent la distribution aux côtés de Ringo Star. Oliver Reed, acteur fétiche du cinéaste, fait également un caméo. Tandis que Rick Wakeman, membre du groupe Yes, qui tient également le rôle du robot Thor, se charge de la musique. Le tournage qui démarre le 3 février 1975 aux studios Shepperton en vue d’une sortie salles prévue à l’automne de la même année sera source de nombreux problèmes. Les dépassements budgétaires verront la production à court d’argent. Le scénario signé Ken Russell ne sera pas terminé à temps, obligeant ce dernier a improviser à même le plateau. Autant d’éléments qui, ironiquement, vont s’avérer bénéfiques pour le résultat final. Prenant librement appui sur le livre Nélida écrit par Marie d’Agoult, la conjointe de Liszt, Ken Russell construit une hagiographie atypique à plus d’un titre, s’amusant à entrechoquer des éléments à priori incompatibles. Voyant en Franz Liszt la première pop star, le cinéaste traite son protagoniste comme une véritable icône du rock. Les anachronismes font côtoyer l’esthétique du 18ème siècle avec celle du rock britannique du début des années 70, au point d’assimiler le public venu écouter les prouesses du compositeur à des groupies hystériques. Des correspondances symboliques, ouvertement humoristiques mais également subversives. Passionné de musique classique, au point d’avoir abordé ce sujet dans ses premiers documentaires et trois longs métrages (La Symphonie pathétique, Le Messie sauvage, Mahler), Ken Russell semble mû par une volonté de transmettre cet art, souvent perçu comme élitiste, au plus grand nombre. Une note d’intention déjà présente dans sa biographie consacrée à Gustav Mahler où le compositeur autrichien percevait son travail comme un langage émotionnel et sensible, plutôt qu’intellectuel.

Lisztomania est l’occasion pour le cinéaste de mettre son érudition au service d’un rapprochement historique et symbolique vis à vis de la ferveur populaire qu’entrainent les groupes de rock des 70s, avec leurs homologues de la musique classique. Un refus salutaire de hiérarchiser la culture qui aboutit à un manifeste cherchant à faire exploser les barrières entre art noble et art populaire pour aboutir à un véritable rhizome visuel et sonore. Les différents tableaux, qui composent la vie de Liszt, sont l’occasion pour le cinéaste de convoquer divers genres cinématographiques de manière totalement décomplexée. Le prologue narrant la confrontation entre le comte d’Agoult ayant surpris Liszt au lit avec sa fille, donne lieu à un affrontement dans la grande tradition du film de cape et d’épées, où la chorégraphie particulièrement soignée côtoie l’humour paillard. Il en est de même avec les années de galère du compositeur, qui donnent lieu à un hommage déférent envers La Ruée vers l’or de Chaplin, tandis que la confrontation avec la princesse Carolyne à Saint-Petersbourg est l’occasion d’entrechoquer Le voleur de Bagdad, la comédie musicale de l’âge d’or hollywoodien avec la peur de l’émasculation. Une véritable poupée russe symbolique, qui trouve son paroxysme avec le pape joué par Ringo Star arborant une tenue ornée de photos d’icônes cinématographiques, comme pour rappeler la multiplicité des référents sacrés à l’oeuvre dans divers arts, à la manière de la pochette de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club des Beatles. Une approche qui n’est sans rappeler celle qui sera à l’oeuvre, quelques années plus tard, dans les comics d’Alan Moore, que ce soit Watchmen, La ligue des Gentlemen extraordinaires ou même Filles perdues. Le rapprochement est d’autant plus prégnant dans le dernier tiers du métrage où le cinéaste joue sur une filiation entre la montée du fascisme et le mythe du super héros. Siegfried, l’arme de Richard Wagner destinée à exterminer les juifs, s’apparente au Thor des comics Marvel. Cette approche permet également à Ken Russell de renouer avec son amour pour le cinéma des origines, qu’il avait déjà pu exprimer auparavant. Notamment avec un détournement des Nibelungen de Fritz Lang dans Mahler ou en reprenant certaines figures de La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer dans Les Diables. Liszt a également droit à un cheminement mystique où les différents tableaux peuvent être vus comme des rites de passage, aboutissant à une forme d’accomplissement, mais traité avec un angle moins hermétique.

L’autre force majeure du film est son exécution, qui parvient à rendre le tout étonnamment cohérent et particulièrement jouissif à suivre. Bien qu’ayant souffert d’une production chaotique, le récit reste étonnement fluide et limpide dans sa progression, au point que l’on pourrait enlever le décorum post moderne, qu’on obtiendrait un biopic respectueux du genre, mais vrillé de l’intérieur par la caractérisation de Franz Liszt. Dans le rôle principal, le leader des Who apparait comme une figure maladroite, ahurie et complément dépassée par les événements. Un personnage pas si éloigné du futur Ash Williams de la trilogie Evil Dead. Comme chez Sam Raimi, les interactions entre Liszt et la scénographie sont propices à diverses cacophonies faisant écho au slapstick. Une manière pour Ken Russell d’acter les liens entre création musicale et comédie visuelle, poussant au paroxysme une approche que d’autres artisans, notamment Louis de Funès avec L’homme orchestre, avaient défriché. Un point d’ancrage tragi-comique qui confère à l’ensemble une véritable humanité à laquelle vient s’ajouter la somptueuse direction artistique de Philip Harrison. Le futur collaborateur de Peter Hyams joue sur des prédominances de couleurs tout en surchargeant l’espace d’éléments fourmillant de vie. Les costumes conçus par Shirley Russell, l’épouse du cinéaste, jouent sur les divers époques et genres convoqués, afin de conférer aux personnages une dimension iconique, voire mythologique. Surnommé par ses fans le « Fellini anglais », Ken Russell poursuit son approche baroque, avec l’aide du talentueux directeur de la photographie Peter Suschitzky (La Bombe, The Rocky Horror Picture Show) et du monteur Stuart Baird (Superman, Le Dernier Samaritain). Le film juxtapose éclairages psychédéliques et inspiration picturale romantique tout en multipliant les mouvements de caméra amples jouant sur une chorégraphie visuelle qui va en crescendo. Un rythme effréné qui ne faiblit jamais, faisant dépasser des concepts intellectuels liés à l’approche sensitive du mouvement musical, dont le cinéma est le prolongement logique, de façon totalement instinctive. Le spectateur est ainsi amené à assister à un affrontement entre Liszt et Wagner chorégraphié comme un film d’arts martiaux, mais avec un musicien combattant son adversaire à coups de piano lance flammes, à la place du Kung-fu. Il résulte de l’ensemble un véritable trip visuel où les couleurs, l’humour et le rythme prennent l’allure d’un véritable « coup de poing » allant de pair avec l’approche joyeusement anarchiste de l’ensemble, au point de tout faire péter dans la joie et la bonne humeur. Le tout culminant dans un climax n’hésitant pas à mélanger l’imagerie du paradis avec celle des Sentinelles de l’air sur fond de rock progressif. Une donnée qui finit de faire de Lisztomania une oeuvre euphorisante laissant son spectateur sur les rotules, le sourire aux lèvres.

L’échec de Lisztomania à l’automne 1975 mit fin au deal entre Goodtimes Enterprises et Ken Russell. Ce dernier continuera néanmoins un temps sa carrière en Angleterre, en tournant un biopic consacré à la star du muet Rudolph Valentino, avant de poursuivre sa carrière aux États-Unis. Impressionné par le travail de Suschitzky sur Lisztomania, le producteur Gary Kurtz engagera ce dernier pour L’empire contre attaque, permettant au chef opérateur de poursuivre une très belle ascension artistique qui le mènera à entamer une fructueuse collaboration avec David Cronenberg à la fin des années 80. Bien qu’aucune source ne le mentionne, il n’est pas interdit de voir dans la représentation super héroïque et vampirique de Richard Wagner une possible influence sur l’antagoniste à l’oeuvre dans School in the Crosshairs de Nobuhiko Ôbayashi. Lorsque Sofia Coppola entamera la production de Marie Antoinette, son frère Roman lui fera découvrir Lisztomania, qui de son propre aveu aura une influence majeure sur son long métrage. Lorsqu’il critique sévèrement A.I. Intelligence artificielle dans sa biographie officieuse consacrée à Steven Spielberg, John Baxter déclare que la scène du charnier robotique est d’un mauvais gout similaire à Lisztomania. Un comparatif qui, n’en déplaise à Baxter, est paradoxalement l’un des plus beaux compliments qu’on ait fait au long métrage.
Véritable objet filmique non identifié porté par une liberté de ton, doublée d’une énergie et d’une bonne humeur particulièrement communicatives, Lisztomania est une oeuvre particulièrement attachante réussissant à brasser harmonieusement un maelström d’influences pour aboutir à une expérience particulièrement euphorisante. À la manière d’oeuvres aussi diverses que Un, deux, trois, House, Zu les guerriers de la montagne magique, À toute épreuve, Speed Racer, Les aventures de Tintin : Le secret de la licorne … le film procure le même type d’énergie cinétique sans temps morts, qui ne plaira à tout le monde, mais où l’on se sent galvanisé en sortant du visionnage. Soit une certaine quintessence du 7ème art. À redécouvrir de toute urgence.