Présenté en séance de minuit lors du dernier Festival de Cannes, City of Darkness aka Twilight of the Warriors: Walled In, le nouveau film de Soi Cheang (Limbo) a reçu un accueil chaleureux allant de pair avec son succès à Hong Kong. Un succès amplement mérité, tant le cinéaste trouve ici le parfait équilibre entre oeuvre personnelle et grand spectacle, au point de livrer un pur bonheur de cinéma.
Pour tout amoureux du cinéma Hongkongais, le début de City of Darkness réveillera de nombreux souvenirs. La vie nocturne, les rues illuminées par des enseignes au néon, les gangs prêts à en découdre, etc. À travers son décorum 80s, Soi Cheang convoque en quelques minutes les archétypes ayant fait la renommée du cinéma de Hong Kong chez les cinéphiles du monde entier, nous gratifiant même d’un antagoniste en moto rappelant Philip Kwok dans À toute épreuve. Une reconstitution particulièrement soignée, qui aurait pu facilement se limiter à un « doudou » pour cinéphiles nostalgiques d’un cinéma révolu, si le coeur du récit n’amenait pas le spectateur à explorer la citadelle de Kowloon. Jusqu’à sa démolition en 1993, cette enclave chinoise au coeur de Hong Kong fut une véritable ville dans la ville, où la lumière peinait à entrer, et où les laissés pour compte de la société Hongkongaise (pauvres, immigrés, prostituées, etc) côtoyaient le crime organisé et les trafics en tous genres. Un gigantesque bidonville vertical, équivalent à quatre terrains de football, dans lequel vécurent jusqu’à 50 000 habitants, et qui aura marqué le cinéma. C’est dans cette enclave que furent tournées les scènes souterraines de Bloodsport, et certains morceaux de bravoure de Crime Story. Après sa destruction, la citadelle de Kowloon continuera d’inspirer les cinéastes. Mamoru Oshii et Christopher Nolan prendront appui sur ce lieu cinégénique, pour concevoir respectivement New Port City dans Ghost in the Shell, et le Gotham City de Batman Begins. Un lieu chargé d’histoire, que Soi Cheang investit en se focalisant sur un immigré clandestin, Chan Lok-kwan (Raymond Lam), ayant échappé aux hommes de main d’un caïd en trouvant refuge dans ce bidonville. City of Darkness quitte alors les rives du simple pastiche, pour un récit centré sur les relations entre Chan Lok-kwan et les habitants de Kowloon, notamment Tornado (Louis Koo) qui dissimule ses activités illégales à travers son salon de coiffure, et protège la citadelle avec ses jeunes complices. À partir de ce postulat, Soi Cheang va orchestrer le récit d’un individu brisé par la vie qui va se reconstruire au contact des exclus de Hong Kong. L’occasion pour le cinéaste Dog Bite Dog de jouer sur le contraste entre l’aspect sombre, déliquescent et tentaculaire des lieux, et la solidarité, la chaleur humaine des habitants, et qui va déteindre sur Chan Lok-Kwan. Le cinéaste jongle avec aisance sur plusieurs tableaux. La résilience de Chan Lok-Kwan fonctionne à travers des petites touches ayant trait aux habitants de la citadelle, et à la description d’un environnement paupérisé où les miséreux conservent leur humanité et leur joie de vivre. Une dimension ouvertement sociale qui ne juge, et ne prend jamais de haut, les protagonistes. Plutôt que de jouer la carte de l’indignation et du misérabilisme, Soi Cheang opte pour une approche radicalement opposée, où l’humour, la candeur et l’espoir quotidien, sont les maitres mots. Une dimension ouvertement humaniste, qui de facto traduit également une filiation entre City of Darkness et les grandes heures du cinéma des origines, notamment Les lumières de la ville de Charlie Chaplin. Un récit lumineux, qui fonctionne en contrepoint au très sombre Limbo, et autres titres de gloire du réalisateur. Comme si après avoir exploré les tréfonds obscurs de l’âme humaine, le cinéaste avait besoin de se renouveler.

Cependant loin d’un renoncement envers la profession de foi qui animait jusque là son cinéma, City of Darkness apparait davantage comme un cheminent logique dans le parcours de Soi Cheang. Après avoir ausculté la chute d’individus isolés, jusque dans leur psyché, ce dernier ne pouvait montrer que le parcours inverse. La reconstruction, l’appel à autrui et donc la vie. La citadelle de Kowloon apparait comme le miroir inversé du Hong Kong déliquescent de Limbo. La tragédie qui entoure le personnage principal et les diverses figures du crime, transpose dans un décorum urbain les codes de celles à l’oeuvre dans de nombreux classiques du cinéma d’arts martiaux et Wu xia pian. Si le procédé n’a rien de nouveau, John Woo en avait fait notamment sa spécialité avec Le Syndicat du crime et The Killer, la volonté de Soi Cheang de remettre au 1er plan ces archétypes d’autrefois, avec une structure limpide et concise, lui permet de toucher aussi bien le féru de cinéma Hongkongais que le novice en la matière. Un vrai beau modèle de classicisme narratif, qui vise avant tout l’immersion du spectateur. Un exploit également rendu possible par la dynamique des personnages, notamment Chan Lok-Kwan et ses acolytes, tous plus attachants les uns que les autres, et qui comptent pour beaucoup dans la réussite émotionnelle du film. La symbolique de la citadelle de Kowloon peut être interprétée de diverses manières. Dans le contexte historique évoqué par le film, elle apparait comme le revers de la médaille économique que connaissait Hong Kong dans les années 80. Une vision éloignée d’un certain glamour resté accolé à la ville du temps où elle fut une colonie britannique. Une allégorie contemporaine pourrait être que cette citadelle représente un Hong Kong meurtri que la chine, représentée par les antagonistes du film, cherche à contrôler, mais où les habitants tentent de résister via leur solidarité. Cependant la dernière symbolique possible entre en résonance avec une dimension gnostique héritée d’une certaine pop culture des années 90, de Clive Barker au soeurs Wachowski, en passant par Yoshiaki Kawajiri ou David Lynch. Un monde « souterrain », véritable miroir inversé du Hong Kong ordinaire, que le héros va pénétrer pour découvrir une autre réalité éloignée de celle qu’il connaissait, et suivre un parcours initiatique, qui va l’amener à une autre vision du monde. Il suffit de remplacer Kowloon par le cimetière de Cabal ou la Matrice du film éponyme, pour comprendre la structure thématique qui irrigue l’oeuvre de Soi Cheang. Bien que le long métrage ne soit pas occulte comme peuvent l’être les oeuvres précitées, il n’en demeure pas moins que cet axe rejaillit dans l’approche visuelle du film, tributaire de tout un pan du film noir et de la bande dessinée. Adapté d’un livre de Yuyi et d’un manhua (bande dessinée chinoise) d’Andy Seto, City of Darkness est l’occasion pour Soi Cheang de poursuivre l’approche graphique de Limbo. Ce film donnait l’impression de voir des cases de Sin City prendre vie à l’écran, au point de damer facilement le pion à l’adaptation officielle, co-réalisée par Robert Rodriguez. L’incroyable reconstitution de la citadelle, par le talentueux chef décorateur Kenneth Mak, joue sur une véracité historique palpable fourmillant de détails, et sur un aspect plus évocateur convoquant ouvertement l’imagerie du comic book et du manga, y compris dans les costumes. À tel point que City of Darkness donne l’impression de replonger dans les mégapoles d’Akira et The Crow.

La photographie de Cheng Siu Keung fait la part belle à diverses palettes de couleurs, qui tranchent avec les prédominances chromatiques du moment. Loin de se contenter d’illustrer sa somptueuse direction artistique, Soi Cheang en profite pour y imposer son approche architecturale de la mise en scène. Une mise en images qui utilise les décors et le positionnement des interprètes dans ces derniers, pour induire un sens de lecture visuel, et une profondeur de champ. Une réalisation très subtile, imperceptible, et difficile à maitriser, qui fut autrefois l’apanage de cinéastes aussi différents que Fritz Lang, Michelangelo Antonioni ou Henri Verneuil. De nos jours, à l’exception notable de David Fincher et Michael Mann, cette d’approche scénographique s’avère relativement rare, malgré des tentatives intéressantes comme Swallow de Carlo Mirabella-Davis. Soi Cheang apparait comme un noble représentant de cette démarche visuelle, au point de multiplier les idées évocatrices liées à l’architecture de Kowloon et ses habitants, notamment avec un cerf-volant. Une approche immersive qui n’exclut en aucun cas le fun et l’exaltation que procure le film, bien au contraire. Les scènes d’action assurés par le vétéran Kenji Tanigaki, fidèle collaborateur de Donnie Yen, sont l’occasion pour le réalisateur de perfectionner une approche nerveuse et brutale expérimentée sur SPL 2. Un vrai dynamisme, induit par la lisibilité et la nervosité de l’ensemble, qui rendent le visionnage des combats particulièrement jouissif. Le pinacle étant la présence de Sammo Hung. À plus de 72 ans, la légende parvient toujours à imposer son monstrueux charisme dans le cadre, via un second rôle dont l’humour grivois fait écho aux oeuvres et personnages l’ayant rendu célèbre. Un mythe traité avec une déférence palpable par le cinéaste. City of Darkness est ainsi la parfaite combinaison des deux carrières de Soi Cheang. Le savoir faire logistique acquis sur ses diverses commandes liées au Roi Singe, rencontre enfin ses aspirations personnelles. À tel point qu’il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec le regretté Ringo Lam, dont la carrière navigua entre commandes et oeuvres personnelles plus subversives, jusqu’à parvenir à combiner les deux à travers Burning Paradise – Le temple du lotus rouge. Cependant, la plus grande réussite de City of Darkness réside dans sa candeur communicative, qui n’est pas sans rappeler celle qui accompagnait certaines productions ambitieuses du début des années 2000, notamment le 1er Spider-Man de Sam Raimi. City of Darkness peut se voir comme un film de super-héros déguisé, jusqu’au dernier plan qui parvient à redonner un vrai sens évocateur à une figure pourtant galvaudée représentant les protagonistes sur un toit. Le dernier tiers du métrage, qui introduit une dimension fantastique au récit, trouve son apothéose dans le climax, dans lequel le réalisateur rend un vibrant hommage au combat final de Mr. Vampire. La portée symbolique de cet affrontement mené par un collectif, apparait comme un écho aux climax de Everything Everywhere All at Once et de Monkey Man. Une preuve supplémentaire de la réussite éclatante de City of Darkness, de son importance, comme celle de son cinéaste, dans le paysage cinématographique actuel.