La ressortie en salles de La Forteresse noire par Carlotta est l’occasion de revenir sur le film maudit de Michael Mann. Un long métrage désavoué par son auteur, invisible sur support physique pendant plus de 30 ans, et dont le visionnage sur grand écran permet de mieux cerner cette production malade et fascinante à plus d’un titre.
À l’instar de la 1ère adaptation cinématographique de Dune par David Lynch, qui sortira un an plus tard, La Forteresse noire tient un statut particulier dans le registre du film maudit. Le deuxième long métrage de fiction de Michael Mann est une oeuvre qui porte à l’écran les importants stigmates de sa douloureuse genèse. Cette adaptation d’un roman de F. Paul Wilson aura connu un tournage houleux au Royaume-Uni. La pluie omniprésente et l’indécision de Mann quant au rendu de Molasar, l’antagoniste du film, ont fait exploser le budget et le planning du tournage, passant de 13 à 22 semaines. Le décès du responsable des effets visuels Wally Veevers (2001 : L’Odyssée de l’espace, Superman) lors du début de la postproduction, et le refus du studio Paramount d’injecter une rallonge budgétaire pour terminer les effets spéciaux, obligeront le cinéaste à abandonner de nombreuses scènes. Parmi lesquelles les exactions de Molasar sur le régiment de soldats nazis, et le climax qui voyait Glaeken (Scott Glenn) affronter la créature dans les entrailles de la forteresse avant de devenir un simple mortel, pour fuir la Roumanie en bateau en compagnie d’Eva Cuza (Alberta Watson) et son père le Dr. Theodore (Ian McKellen). Une scène d’évasion maritime visible sur des versions alternatives, ainsi que sur le net. Cependant il convient d’atténuer la légende d’un director’s cut de 3H30. Bien que Mann ait effectivement proposé un premier montage de cette durée aux exécutifs du studio, il est plus que probable que cette version soit un simple « assembly cut », un bout à bout des scènes du film, destiné à être peaufiné, comme le faisait remarquer le documentariste Jérôme Wybon. Quoi qu’il en soit, les réactions négatives des exécutifs face à ce premier montage, auxquelles s’ajoutent les retours catastrophiques des projections tests après un nouveau montage de 2 heures, poussent Paramount à éjecter Michael Mann de la salle de montage pour réduire à nouveau le métrage à une durée finale d’1H36.

Autant dire que le visionnage de La Forteresse noire, aussi bien lors de sa sortie en salles en 1983 qu’aujourd’hui, s’apparente à une véritable enquête pour le spectateur. Les scènes manquantes pour assurer une progression narrative cohérente sont paradoxalement tellement « visibles », que leur absence à l’écran en devient absurde. On ne parle pas de la disparition de quelques scènes clés, comme pour Event Horizon, mais carrément de pans entiers du long métrage. En plus d’entrainer un gros problème de continuité, au point de rendre une grande partie du film elliptique et difficile à suivre, ces scènes coupées portent atteinte au coeur névralgique du récit : la dynamique des personnages. On devine facilement, à travers les interactions entre les protagonistes, que Mann avait focalisé son récit sur une dynamique de groupe, que le cinéaste poussera à son paroxysme dans Heat. La prise de conscience du Capitaine Klaus Woermann (Jürgen Prochnow) vis-à-vis des horreurs du régime Nazi dans lequel il oeuvre, tout comme la question morale de la vengeance du Dr. Theodore contre ses tortionnaires, sont réduites à quelques bribes de dialogues. À cela vient s’ajouter la relation entre Glaeken et Eva. Cette dernière est réduite à une love story totalement incongrue, survenant peu de temps après une tentative de viol par des Nazis. En l’état cet arc narratif tend le bâton aux détracteurs de Michael Mann, François Bégaudeau en tête, appuyant la thèse d’un cinéaste réactionnaire, tourné vers une vision traditionaliste du couple où le féminin est réduit à un rôle purement décoratif. À tel point que les effets spéciaux défectueux et non terminés, que le cinéaste tente tant bien que mal de réduire au maximum, comme en témoigne la scène où Glaeken fait face à des soldats nazis à la frontière roumaine, ne prennent de l’importance dans la dépréciation du film que par rapport à l’addition de problèmes évoqués jusqu’à présent. Objectivement La Forteresse noire est et reste un film raté. Cependant la raison qui explique probablement la fascination que le long métrage de Michael Mann continue d’exercer plus de 42 ans après sa sortie en salles, tient dans son ambition artistique qui, malgré les mutilations, reste encore bien vivace à l’écran. D’un strict point de vue formel, Michael Mann perpétue une tradition héritée du cinéaste allemand Werner Herzog sur Aguirre, la colère de Dieu et Nosferatu, fantôme de la nuit. L’exploration d’une nature sauvage, indomptable, présentée sous un jour mystique, dans laquelle va se déchainer la folie humaine. L’arrivée des soldats nazis dans le village des Carpates, écrasés par le gigantisme des montagnes, sur la musique atmosphérique de Tangerine Dream, tend à acter cette filiation esthétique et thématique, tout en faisant office de note d’intention pour le réalisateur. Ce dernier en profite pour créer à l’écran une fusion entre l’expressionnisme allemand des années 20, et l’expressionnisme néon alors en vogue dans les 80s. Le résultat à l’écran est un véritable festin visuel, qui imprègne durablement la rétine. Un exploit rendu possible par l’incroyable travail du directeur de la photographie Alex Thomson. Un brillant chef opérateur, qui après des débuts prometteurs, notamment sur I Start Counting, un fabuleux Coming of age horrifique méconnu ayant inspiré Edgar Wright pour Last Night in Soho, a fait exploser son talent baroque sur Excalibur de John Boorman. À cela vient s’ajouter la direction artistique fourmillant de détails, assurée par John Box. Un fidèle collaborateur de David Lean, qui avait auparavant oeuvré sur Sorcerer de William Friedkin, cinéaste considéré pendant un temps comme le rival de Michael Mann.

La combinaison de ces divers talents, à laquelle rend enfin justice la splendide copie 4K, donne lieu à des scènes qui sont un véritable trip onirique. Le réveil de Molasar par deux fantassins, probablement le morceau de bravoure ayant le mieux survécu aux diverses altérations du studio, illustre parfaitement toute l’ambition artistique qu’avait Michael Mann. En cela le cinéaste s’inscrit dans le sillage des premiers longs-métrages de Ridley Scott (Alien, Blade Runner), mais en misant d’avantage sur la profondeur de champ et la spatialisation, là où le réalisateur des Duellistes est avant tout un illustrateur. La Forteresse noire semble confirmer la thèse développée par Jean-Baptiste Thoret, qui voit en Michael Mann un cinéaste franc-tireur des années 70 oeuvrant dans la décennie suivante. Une approche de franc-tireur qui se retrouve également dans l’approche thématique qu’opère le cinéaste de Miami Vice sur son sujet. Bien que s’inscrivant dans le folklore populaire de l’occultisme Nazi, le film s’éloigne du ton pulp présent dans la saga Indiana Jones, ainsi que dans Hellboy, Captain America: The First Avenger, et autres Wolfenstein, pour lorgner vers une approche tenant plus de la fable philosophique. Molasar n’est plus un simili Dracula comme dans le roman de F. Paul Wilson, mais une déclinaison du Golem aux relents Lovecraftiens. La Forteresse noire s’apparente à l’affrontement de deux visions absolues du mal, représentées par le major Erich Kaempffer (Gabriel Byrne) et Molasar, culminant dans un face à face entre les deux protagonistes dans un charnier de cadavres d’officiers nazi. Une scène où Mann crée un effet miroir avec l’imagerie des charniers des camps d’extermination, avant d’acter Molasar comme un miroir de Kaempffer. Avec autant d’éléments prometteurs, peut-on déduire qu’un director’s cut permettrait à La Forteresse noire de compter parmi les réussites majeures de Michael Mann ? La réponse est malheureusement non. Outre le refus catégorique de Mann sur ce sujet, la fascination qu’un spectateur peut éprouver à l’égard d’un film amputé tient en grande partie sur le fameux hors-champ que représente les scènes coupées, et dans lequel il projette sa propre imagination à partir de ce qui le fascine déjà à l’écran, faisant abstraction des défauts présents dans le cadre. Au vu de sa production extrêmement chaotique, il est fort probable qu’une nouvelle version de La Forteresse noire ne réussisse pas à en corriger les défauts, comme l’interprétation. Le film a beau compter sur un casting particulièrement solide sur le papier, le résultat à l’écran laisse malheureusement à désirer. Notamment Ian McKellen, peu à l’aise quand il s’agit de passer d’une personne âgée à un être rajeuni. Néanmoins c’est justement ce point qui permet de mieux mesurer l’héritage « souterrain », mais bien palpable, qu’a eu le film. Le rôle du Dr. Cuza pour McKellen pose les bases d’une thématique actorale liée à l’exploration des affres du fascisme, que l’on retrouvera dans Un Élève doué, la franchise X-Men, et même Le Seigneur des anneaux. Dans un registre différent, lié à la confrontation entre fascisme, imaginaire et horreur mythologique, on notera les correspondances entre le film de Mann et des oeuvres comme Le Labyrinthe de Pan de Guillermo del Toro, où les travaux du duo León/Cociña et en particulier The Hyperboreans. Avec le recul, La Forteresse noire apparait comme un authentique film culte, dans son appellation originelle. À savoir une oeuvre admirée par un petit groupe, qui tente de faire vivre cette dernière à travers la passion qui les anime autour, parfois durant des années, avant que l’oeuvre ne finisse par devenir accessible et partagée au plus grand nombre. La Forteresse noire reste une oeuvre malade, mais dont les fulgurances méritent d’êtres découvertes et redécouvertes.