Autre invitée de prestige de la rétrospective « 100 ans de cinéma japonais » proposée dans le cadre de Japonismes 2018, la comédienne Kyoko Kagawa a rencontré le public de la Maison de la Culture du Japon le vendredi 14 décembre et le samedi 15 décembre suite aux projections de trois chefs d’œuvre (L’Intendant Sansho et Les amants crucifiés de Kenji Mizoguchi, Voyage à Tokyo de Yasujirô Ozu) où elle fut tête d’affiche. Entretien avec une actrice de légende dont l’élégance et la discrétion ont été imprimées sur pellicule par les quatre piliers du cinéma japonais : Mizoguchi, Ozu, Kurosawa et Naruse.
Avant de parler de Kyoko Kagawa l’actrice, parlez-nous de la jeune Kyoko qui se prédestinait à une carrière de danseuse.
En effet, je faisais de la danse classique à l’époque et je voulais être ballerine. Mais malheureusement, j’ai commencé trop tard. Il s’agissait d’un rêve de jeunesse que je n’ai pas pu réaliser. A la fin du lycée, je devais trouver du travail. Mais il fallait que je trouve quelque chose qui me corresponde. Et le hasard a fait que je suis tombée sur l’annonce « New Faces » dans le journal Tokyo Shinbun. Il s’agissait d’un casting lancé pour plusieurs sociétés de production afin de recruter de nouveaux comédiens. J’y ai postulé mais je n’avais pas l’intention de devenir actrice. Mais j’ai été retenue et c’est ainsi que j’ai débuté le métier de comédienne.
Vousavez débuté avec le réalisateur Kôji Shima sur deux longs-métrages, Mado kara tobidase et Kimi to yuku America koro. Quels souvenirs gardez-vous de votre collaboration avec ce cinéaste ?
Il s’agissait de mes premiers films et Shima-san a été d’une très grande gentillesse avec moi. J’ai également joué dans Tokyo Heroine (1950), également réalisé par Shima-san, qui raconte l’histoire de lycéennes souhaitant devenir ballerines professionnelles. Et ça me correspondait parfaitement. Shima-san était un réalisateur très moderne pour l’époque, qui plaçait de nombreuses séquences musicales dans ses films.
Quel est votre souvenir de votre collaboration avec Kenji Mizoguchi sur Les amants crucifiés ?
Je dirais avant tout que c’est un film que je ne peux pas oublier. J’ai tellement souffert pendant ce tournage qu’il me reste forcement en mémoire. A l’époque, je venais de tourner L’intendant Sansho, déjà avec Kenji Mizoguchi, et je me suis rendu à Venise pour présenter le film. Pour Les Amants Crucifiés, je devais tenir le rôle d’Otama, la servante amoureuse de Kazuo Hasegawa. Mais il y a eu du changement. A mon retour de Venise, j’ai appris que j’allais finalement tenir le rôle principal de Osan. Par conséquent, Yôko Minamida a repris le rôle de Otama. J’ai donc hérité du rôle d’Osan sans avoir eu le temps de me préparer.

Dans Les Salauds Dorment en Paix d’Akira Kurosawa, vous incarnez un superbe personnage shakespearien : une jeune femme handicapée tiraillée entre l’intégrité de son mari et la loyauté envers son père et son frère. Pouvez-vous parler de ce personnage ?
C’était un rôle assez difficile. Comme vous le savez, j’y incarne la femme de Toshirô Mifune, qui m’épouse pour accomplir sa propre vengeance. Je suis donc marié à cet homme dont l’objectif premier est de se venger. Je sais qu’il m’aime mais il ne doit pas manifester cet amour afin de rester focalisé sur son objectif. C’est un rôle assez triste et leur vie de couple est loin d’être heureuse. Avec le recul, quand je regarde ce film, je suis assez irritée par mon personnage. Son père assassine son époux mais elle reste totalement naïve. Elle reste passive car elle n’a pas toutes les informations sur ce qui se passe autour d’elle.Elle est vraiment trop naïve à mon goût.
Dans Entre le ciel et l’enfer, toujours d’Akira Kurosawa, vous incarnez de nouveau l’épouse de Toshirô Mifune. Vous êtes cette fois-ci une mère pensant que son fils a été kidnappé. Comment avez-vous approché ce rôle de jeune mère ?
A l’époque, j’avais déjà l’âge d’être mère donc je ne ressentais pas de difficulté particulière pour ce rôle. Mais les personnages féminins chez Kurosawa-san sont toujours très difficiles et ont peu de répliques. La majeure partie de l’action d’Entre le ciel et l’enfer se déroule essentiellement dans le salon de la maison. Je suis également dans ce salon et je ne vais pas rester sans agir. La complexité résidait dans le fait de réagir face aux actions de mon mari ou des inspecteurs. Ce n’était pas évident car la performance était basée sur la réaction aux gestes et actions des autres acteurs présents dans le salon. Dans ce film, je ne dis pas grand-chose. Mais il y a une séquence très importante où Mifune-san se demande s’il faut ou non payer la rançon de 30 millions de yens. Et j’interviens à ce moment. Et donc je ne peux pas me manifester subitement si j’étais restée invisible jusqu’à cet instant. C’est pour cela que mes séquences non-dialoguées étaient très importantes.
Concernant Barberousse d’Akira Kurosawa, vous y jouez le rôle très exigent d’une jeune femme qui séduit Yûzô Kayama avant d’essayer de l’assassiner. Comment avez-vous abordé ce personnage complexe ?
Au départ, je me suis vraiment demandée pourquoi Kurosawa-san m’avait proposée le rôle. J’étais assez inquiète donc j’en ai parlé à ma senpai Isuzu Yamada, avec qui j’avais pu jouer dans Les Bas-fonds (1957) de Kurosawa-san. Je ne connais personne qui souffrait de maladie psychiatrique. Mais elle avait déjà joué ce type de rôle donc elle m’a présentée un psychiatre qu’elle avait consulté pour préparer un rôle. J’ai donc assisté à trois séances de ce praticien pour m’imprégner du rôle. C’était une expérience très enrichissante. Dans la psychiatrie, on n’ausculte pas le patient, mais on lui parle. J’ai donc assisté à ces séances. Et les personnes que j’ai vues semblaient tout à fait normales en apparence. Mais elles disaient des choses plutôt étranges. Et c’est ainsi que j’ai saisi le rôle que je devais incarner. Kurosawa-san était connu pour organiser de nombreuses répétitions avant de tourner. Nous effectuions une lecture du scénario et, ensuite, nous faisions une répétition en costume avant de tourner. Mais pour cette séquence, il n’a y eu aucune répétition. Kurosawa-san ne voulait pas que j’acquiers des automatismes. Il voulait quelque chose de naturel et spontané. Il est évident qu’une femme comme moi n’aurait jamais pu approcher un homme pour le tuer. Il a eu également cette idée de me faire dissimuler mon arme dans la manche de mon kimono.

En 1959, vous jouez dans Les Trois Trésors, une fresque mythologique réunissant les plus grandes stars de la Toho. Parlez-nous du réalisateur Hiroshi Inagaki et de vos souvenirs de ce projet grandiose.
Inagaki-san était un vétéran du jidai-geki (film en costumes) et il était très respecté. J’ai donc fait ce qu’il me demandait. Dans ce film, j’incarne la princesse Miyaku. Il y a une séquence où je dois faire des salutations. Le film se déroule durant l’Antiquité et je me demandais comment étaient ces salutations à l’époque. J’en ai parlé aux assistants-réalisateurs. Nous sommes allés dans un restaurant de cuisine d’Okinawa et nous avons réfléchi ensemble à la manière dont nous pouvions élaborer ces salutations. Finalement, nous nous sommes dit que les danses traditionnelles d’Okinawa pouvaient nous servir pour la création de cette séquence. J’en ai un souvenir vivace, c’était très amusant.
Dans Mothra, vous incarnez la photographe Michi. Il s’agit du premier personnage féminin indépendant d’un kaiju eiga. Parlez-nous de ce personnage. Pourquoi avoir joué dans ce film de monstre en particulier ?
On m’a proposé de jouer dans le film et j’ai accepté.Je suis quelqu’un de très calme mais j’adore jouer des personnages dynamiques. Je garde des souvenirs très agréables de ce tournage. C’était un plaisir de travailler avec Ishirô Honda. Il était calme et gentil. Malheureusement, nous n’avons pas beaucoup collaboré mais j’en garde un excellent souvenir. Je jouais des personnages tragiques donc c’était un bonheur de jouer une héroïne joyeuse. J’ai d’ailleurs une anecdote liée au film. Il y a trois ou quatre ans, j’ai été invitée à Séoul pour un festival de cinéma dédiée aux femmes. Ils ont proposé une rétrospective comprenant plusieurs films dans lesquels je joue, dont Mothra. Après la projection, les jeunes enfants présents dans la salle repartaient chez eux en chantant la fameuse chanson de Mothra. Et ça m’a vraiment fait plaisir.
Avez-vous été sollicitée pour participer aux séquences à effets spéciaux ?
Non mais je devais jouer en faisant semblant d’interagir avec les Shobijin (Emi & Yumi Ito), les deux petites jumelles. Je ne tournais pas directement avec elles donc je devais les imaginer.

Vous êtes la seule actrice à avoir tourné pour Ozu, Mizoguchi, Kurosawa et Naruse. Pensez-vous avoir contribué à aider vos collègues actrices à obtenir de meilleurs rôles ?
Je ne pense pas avoir apporté une telle contribution même si je suis heureuse que vous le pensiez. Il faut savoir que je n’étais sous contrat avec aucun studio. Et j’ai donc pu jouer pour de grands cinéastes. J’ai eu donc beaucoup de chance d’avoir pu accéder à tous ces grands rôles. Mais quand vous avez la chance de travailler avec ces grands réalisateurs, vous devez faire en sorte d’être à la hauteur de leurs projets. C’était mon inquiétude principale.
Quel est votre sentiment aujourd’hui de représenter le cinéma japonais à l’occasion du 160ème anniversaire des relations diplomatiques entre le Japon et la France (Japonismes 2018) ?
Je suis vraiment honorée. Mais je me demande si j’ai vraiment ma place au cœur de cet événement. Mais j’espère pouvoir être utile au public durant ces séances.

Propos recueillis par Fabien Mauro
Entretien préparé avec Christophe Champclaux et Jordan Guichaux
Traduction de Mohamed Ghanem
Remerciements à Clément Rauger (Maison de la Culture du Japon à Paris), Mayu Honda (Japan Foundation), Kohei Ando (Director’s Guild of Japan) et Tamaki Tachibana (Kyodo News)
Crédit Photo : Jordan Guichaux
Pour en savoir sur la rétrospective « 100 ans de cinéma japonais » de La Maison de la Culture du Japon : https://www.mcjp.fr/fr/agenda/100-ans-de-cinema-japonais