Surprenant dans sa constance, Nicolas Winding Refn continue de bâtir son œuvre dans un cinéma à la fois baroque, pop et très inspiré. Complètement déconnecté du réel tout en s’avérant totalement ancré dans son époque, The Neon Demon poursuit le chemin tracé par Valhalla Rising, Drive et Only God Forgives. Toujours aussi clivant, toujours aussi fascinant pour les uns que détestable pour les autres, il n’en demeure pas moins que le film développe sa propre grammaire pour explorer l’univers de la beauté à travers le prisme du surréalisme glacé.
Que reste-t-il des auteurs surréalistes ? Maintenant qu’Arrabal se consacre à d’autres formes d’expression depuis près de 20 ans, que Lynch est au repos et que Jodorowsky parle essentiellement de sa vie, il ne reste quasiment plus qu’un Terry Gilliam qui a montré un sérieux coup de fatigue sur son dernier film et ce satané Nicolas Winding Refn, consacré par Drive mais qui continue malgré tout à proposer un cinéma radical, ne cherchant jamais à séduire plus que tout, et qui constitue une expérience assez particulière pour provoquer des réactions enflammées. Hué, moqué, massacré à grands coups d’adjectifs faciles, The Neon Demon est un film qu’il est en effet facile de balayer d’un revers de main, autant pour la simplicité de son pitch que pour la lecture qu’en donne son auteur, n’en loupant pas une pour se faire détester. Pourtant, The Neon Demon est avant toute chose une proposition de cinéma suffisamment iconoclaste pour qu’elle entraîne autre chose qu’un dédain malpoli.
A l’image de ses pairs surréalistes, dont il est l’héritier ultramoderne et urbain, The Neon Demon va s’appuyer sur un récit extrêmement simple et naïf, opérant divers traits grossissants sur cet univers de la mode. Un point d’ancrage quelque peu futile (quelle portion du public s’intéresse réellement à l’envers du décor du mannequinat ?) lui permettant toutefois de développer une réflexion universelle. Nicolas Winding Refn va pour cela adopter, avec l’aide précieuse de ses deux co-auteures, la forme d’une fable moderne. Soit une plongée progressive vers l’horreur la plus brutale, aboutissement d’une forme de quête dans un univers surréaliste peuplé de créatures étranges. On y croise ainsi une jeune héroïne, sorte de Dorothy du XXIème siècle, des sorcières sous forme de poupées de cire anthropophages, une sirène sournoise et maître des illusions, un ogre gérant d’un motel dégueulasse et une sorte de preux chevalier au cœur pur, dont les nobles intentions paraissent ridicules dans cet univers de futilité, de paillettes et de personnages se prenant très au sérieux. Nicolas Winding Refn tente ici une déconstruction-reconstruction des figures mythologiques de la fable et du conte dans un mode électro-symphonique aux accents de neo-giallo. Autant dire qu’il s’agit d’une œuvre dense, non pas par son récit finalement très basique dans sa progression, et s’appuyant sur des mythes bien spécifiques, mais dans l’univers symbolique qu’il se réapproprie pour créer son propre mode d’expression. On sent évidemment chez le réalisateur danois une ambition assez folle de livrer un film définitif sur le concept philosophique de la beauté, mais n’étant pas Stanley Kubrick même s’il en rêve, il se contente d’une odyssée sensorielle souvent épatante, parfois vertigineuse, mais qui ne changera en rien la face du cinéma.
Ce qui ne l’empêche pas de s’imposer comme un impressionnant réservoir d’images qui risque bien d’être pillé par l’industrie publicitaire. Car The Neon Demon établit en quelque sorte un jalon en terme d’esthétique, traduisant cinématographiquement certains codes étroitement liés à la beauté fugace des mannequins. Chaque plan déborde d’une beauté empoisonnée traduisant parfaitement ce qui se déroule à l’écran. Entre l’utilisation d’objectifs créant une illusion d’images retouchées et glacées, le glissement progressif entre une esthétique de thriller lambda et une forme de cauchemar surréaliste, la construction rigoureuse de cadres emprisonnant les personnages dans leur condition (d’objet de convoitise, d’insatisfaction et de cupidité, de domination voire de menace), The Neon Demon traduit son discours par l’image plus que par une narration classique qui finit par s’évaporer complètement.
On pourrait n’y voir qu’un exercice de style un peu vain, un beau catalogue d’images sans queue ni tête, ou un truc à la mode qui ne va nulle part. Ce serait passer à côté du cœur de son film qui, comme les précédents, oscille dangereusement entre cette futilité de surface et une forme d’universalité symbolique. Ainsi, de l’histoire de cette jeune fille, dont la beauté est considérée comme « parfaite », qui va se laisser griser par cet univers autant que par ce que les gens vont dire d’elle, jusqu’à devenir l’image néfaste de son miroir, avant de redescendre sur terre de la façon la plus brutale qui soit, on glisse vers autre chose. Le conte cruel tentant de cerner la complexité de ce qu’est la beauté au sens philosophique (il en effleure un large champs des paradoxes) vogue également vers une forme de cynisme au moment d’aborder la vacuité des icônes modernes, que Refn considère ouvertement comme de dangereuses impostures. Il y inclut également le rituel païen de l’anthropophagie, comme pour réveiller les plus bas instincts de l’être humain face à une problématique insoluble (de même que pour illustrer avec un humour noir savoureux la bêtise de ces êtres). L’ensemble tournant au cauchemar qui pourrait très bien s’ancrer dans toutes sortes d’univers régis par des codes similaires, avec cette réflexion un peu naïve adressée au public le plus candide, qui ne voit que les paillettes et le rêve de la gloire éphémère en lieu et place d’un enfer pouvant détruire la pureté même.
Il y a de nouveau quelque chose d’hypnotique dans la façon qu’a Nicolas Winding Refn d’établir son discours par une imagerie intense, quelques séquences créant un certain malaise, dans les nappes électro d’un Cliff Martinez en très grande forme (et qui marche volontiers dans les pas de Moroder). De touchant dans cette volonté de reproduire les codes moraux de la fable dans un univers dépourvu de moralité (l’héroïne vierge n’est pas considérée pour sa « pureté »). Mais également de très moderne dans cette façon de filmer un casting à 99% féminin sans les ramener à des objets sexuels. The Neon Demon est étonnamment un film asexué, dans lequel la poignée de séquences de sexe ou de nudité est ramenée à quelque chose d’extrêmement négatif (l’agression ou la mort). Un film pas vraiment aimable au premier abord mais dont l’odyssée cauchemardesque s’avère tout aussi passionnante et sensorielle que celle des précédents héros du réalisateur, qui trouve par ailleurs en Elle Fanning une merveilleuse matière filmique à sculpter et à déconstruire, comme en témoigne la prodigieuse séquence du défilé, pure projection mentale.