Quatre ans après l’échec en salles de Last Night in Soho, le réalisateur britannique Edgar Wright revient sur grand écran avec une nouvelle adaptation du roman de Stephen King : Running Man. Le résultat est une œuvre plus personnelle et moins futile qu’elle en a l’air et qui, malgré ses imperfections, mérite largement l’attention.
La note d’intention d’Edgar Wright à l’égard de Running Man est plutôt bienvenue. En choisissant de faire table rase de la calamiteuse adaptation de Paul Michael Glaser sortie en 1987 pour signer une véritable adaptation du roman de Stephen King, le cinéaste de Baby Driver choisit d’explorer le potentiel inexploité d’un matériau de base prometteur. À l’inverse d’œuvres dystopiques comme 1984, Le Meilleur des mondes, ou La Servante écarlate, l’œuvre de Stephen King, écrite sous le pseudonyme de Richard Bachman, n’est pas une œuvre théorique mais un simple page-turner. Sous couvert de science-fiction, l’auteur de Carrie y déversait toute la rage et le désespoir qui l’animaient lorsqu’il vivait précairement dans une caravane avec sa compagne Tabitha et leurs enfants. Une colère présente dans chaque ligne de Running Man. La représentation ludique d’un futur dystopique, non dénué d’humour, en fait également l’un des nombreux précurseurs du mouvement cyberpunk. Si le sujet donne envie de citer les noms de John Carpenter et Paul Verhoeven pour une adaptation sur grand écran, c’est plutôt Sogo Ishii, le pape du cinéma punk japonais, qui aurait fait un bien meilleur candidat pour retranscrire cinématographiquement toute la frénésie désespérée du livre. Cependant, cette version futuriste des Chasses du comte Zaroff dispose d’une intrigue linéaire, sans temps mort et relativement courte, se prêtant à merveille à un pur film d’action, et plus généralement au cinéma d’Edgar Wright. Le motif de la course-poursuite étant omniprésent dans son œuvre, de Shaun of the Dead à Baby Driver, en passant par Le Dernier Pub avant la fin du monde. À l’instar de Rob Reiner, Frank Darabont ou Mike Flanagan, Wright et son co-scénariste de Scott Pilgrim, Michael Bacall, optent pour une adaptation extrêmement fidèle au texte d’origine. Les quelques changements effectués le sont pour gagner en efficacité narrative, mais aussi pour mettre de côté l’humour sexiste et raciste de Ben Richards dans la première partie du roman. Bien que ce langage ordurier trouvât un contrepoint dans la suite du récit, il témoignait surtout de la psyché de jeune adulte dépressif, pas encore sorti de la provocation adolescente, qu’était Stephen King au début des années 1970. Bien que la fidélité au matériau d’origine s’avère payante à l’écran, cette propension à respecter la prose de l’auteur de Ça s’avère quelque peu brinquebalante pour construire un crescendo dramatique psychologique et des ruptures de ton harmonieuses. Le dernier tiers du récit, situé non loin de la fameuse ville de Derry, nous gratifie même d’une figure de mère autoritaire caricaturale versant dans l’horreur : un personnage ressemblant davantage à une incarnation humaine de Pennywise qu’à Ms Collins dans Last Night in Soho. Une fidélité aux ruptures de ton horrifiques de Stephen King qui fonctionne bien mieux dans des récits introspectifs ayant permis à Frank Darabont de transformer des caricatures comme Warden Norton dans Les Évadés ou Mrs. Carmody dans The Mist en personnages mémorables. Cependant, il serait réducteur de voir en Edgar Wright un yes-man à la Mick Garris soucieux de respecter un Stephen King producteur exécutif.

Cinéaste sensitif, marqué au fer rouge par l’œuvre de Sam Raimi, Wright opte à nouveau pour une approche visuelle hyperbolique épousant le point de vue des protagonistes. L’une des réussites majeures de Running Man réside dans la faculté du cinéaste à retranscrire de manière cinégénique la rage et la colère qui animaient le livre. Bien que le formalisme baroque soit de mise, ce dernier s’avère beaucoup plus nerveux et agressif qu’à l’accoutumée, faisant fi d’une certaine élégance présente dans les réalisations antérieures du cinéaste. Le visionnage est une hystérie visuelle permanente allant de pair avec la psyché enragée de Ben Richards. Le résultat s’apparente davantage à ce que l’on peut voir du côté du cinéma d’exploitation japonais ou du cinéma indien contemporain, plutôt qu’au tout-venant de la production hollywoodienne. Une expérience qui pourra laisser de nombreux spectateurs sur le carreau. Une approche qui permet à Wright de renouer avec l’état d’esprit frondeur qui animait le renouveau du cinéma britannique du début des années 1990, amorcé par Shopping de Paul W. S. Anderson. À tel point que Running Man donne l’impression de voir ce qu’aurait pu vraiment donner Course à la mort, si le réalisateur d’Event Horizon n’avait pas renié ses ambitions artistiques après la production houleuse de Soldier pour devenir un faiseur dégénéré. Pour percevoir cette approche franc-tireuse, il faudra voir au-delà du vernis tarantinesque. À première vue, Running Man tend le bâton aux détracteurs d’Edgar Wright qui ne voient en lui qu’un énième ersatz du cinéaste de Pulp Fiction, à la manière de l’horripilant Guy Ritchie. Certains éléments qu’on associe aux nombreuses tarantinades répondent présents : décalage musical, générique de fin pop, humour à base de déguisements, etc. Mais, à l’instar de Joe Carnahan sur Mise à prix ou Karthik Subbaraj sur l’ensemble de sa filmographie, Wright plie les codes des sous-Tarantino — ici dans un univers dystopique — pour livrer un récit subversif dialoguant intelligemment avec l’œuvre de Stephen King. De par son décorum paupérisé, tributaire autant du livre que des Fils de l’homme, le film d’Edgar Wright s’inscrit dans la lignée de District 9 et de Logan, jusque dans sa trame centrée sur des exclus du système traqués par des forces de répression gouvernementales autoritaires. Sous couvert d’humour, Ben Richards s’avère proche du Gary King dépressif du Dernier Pub avant la fin du monde. Un personnage nihiliste refusant toute forme d’engagement politique, qui va progressivement s’ouvrir au contact d’autres exclus, devenir un symbole d’espoir et embrasser cet engagement qu’il refusait auparavant. L’occasion pour Wright de refaçonner intelligemment l’image de Glen Powell. L’acteur, recommandé par Stephen King qui l’avait découvert dans Hit Man de Richard Linklater, démontre de vraies facultés comiques en incarnant une figure prolétaire délaissée par les majors au profit du cinéma indépendant. Richards utilise son intelligence et ses facultés d’ouvrier pour réussir de nombreuses épreuves, tout en se montrant réfractaire à l’autorité. Un héros qui aurait pu facilement sombrer dans un imaginaire conservateur très prisé par l’extrême droite contemporaine, mais qui renoue davantage avec une vision populaire progressiste qu’on pouvait percevoir dans des œuvres comme la série Malcolm (voir le livre qu’a consacré Sébastien Lecocq au sujet) ou le cinéma de John McTiernan. Une référence assumée par Edgar Wright, qui fait porter à Ben Richards le fameux marcel de John McClane dans Piège de cristal. Un personnage qui va devoir se défaire de ses atours les plus virils — prisés par le créateur de l’émission Running Man et le public — pour faire appel à son intelligence et s’ouvrir aux autres pour échapper à la mort.

Bien que le cheminement psychologique de Ben Richards soit limpide sur le papier, l’ensemble à l’écran s’avère par moments confus, le rythme effréné obligeant le cinéaste à délaisser quelque peu son intuition visuelle sur l’autel du verbe. L’évolution de Richards dans un environnement dystopique permet de questionner la pertinence du récit dans sa portée allégorique contemporaine. Comme énoncé en amont, Running Man a tous les codes du récit cyberpunk d’autrefois : corporation malfaisante, PDG reclus dans son building, résistance issue des opprimé.e.s et des milieux alternatifs, surveillance technologique, etc. Le film d’Edgar Wright pourra paraître dépassé de prime abord, y compris quand il verse dans la satire héritée de Paul Verhoeven. Le manque de soin accordé aux spots de propagande tributaires de RoboCop et Starship Troopers renvoie aux aspects les plus inoffensifs de Mickey 17. À l’instar du film de Bong Joon-ho, Running Man rejoint les récents Une Bataille après l’autre et A House of Dynamite dans leur volonté de capter les tensions politiques actuelles. À l’inverse de ses prestigieux confrères, dépassés à des degrés divers par la vitesse exponentielle de l’horreur du réel, Wright tire son épingle du jeu en livrant probablement l’œuvre la moins en retard, à défaut d’être la plus élaborée. Involontairement, le cinéaste parvient à rendre compte d’éléments évocateurs en lien avec l’actualité la plus récente : notamment le look fascisant d’Evan McCone (Lee Pace), le chef des chasseurs, rappelant furieusement la tenue très Troisième Reich arborée récemment par Gregory Bovino, haut responsable de l’ICE. Cependant, ce qui distingue vraiment Running Man des films à charge sortis récemment, c’est son récit adoptant le point de vue des victimes des nouveaux régimes autoritaires issus des dérives de l’ultralibéralisme. Le film s’avère particulièrement passionnant dans sa manière de retourner complètement la psyché nihiliste inhérente à la fiction dystopique. Au départ, Ben Richards souhaite juste venir en aide à sa fille, mais ce refus de raisonner plus loin le conduit à une impasse mortifère faisant partie intégrante du fonctionnement systémique que représente l’émission Running Man. Ses diverses rencontres marquantes vont le mener à reconsidérer sa vision du monde. Elton Parrakis (Michael Cera) un militant anarchiste et altermondialiste dont le père, ancien flic idéaliste à la Frank Serpico, a quitté les forces de l’ordre quand ces dernières sont devenues des outils de répression fascisants. Ainsi que les frères Throckmorton, des dealers qui se révèlent être des résistants. Ces derniers témoignent de l’importance croissante que prend la communauté noire dans la filmographie du cinéaste depuis Baby Driver. Bien que le héros reste Ben Richards, c’est cette communauté et ses codes contre-culturels — notamment musicaux — qui constituent le principal contre-pouvoir, comme le montre le dernier acte. Ces diverses rencontres vont l’aider à prendre conscience de la solidarité nécessaire entre différentes communautés opprimées. La confrontation entre Richards et la bourgeoise Amelia Williams (Emilia Jones) brouille les frontières en utilisant comme catalyseur le feuilleton de télé-réalité Los Americanos. Un personnage qui finira par se défaire de ses schémas de pensée, comme Ben Richards auparavant, et rejoindra un mouvement anarchiste.

Le parcours de Ben Richards s’apparente à une relecture lumineuse de celui de Curtis dans Snowpiercer de Bong Joon-ho. Là où le collectif finissait par disparaître pour laisser place à l’impasse du simulacre représenté par une figure individualiste, Ben Richards passe d’un être isolé à celui d’une force collective devenant une masse révolutionnaire dont l’imagerie rappelle celle des mouvements contestataires radicaux type Black Bloc, avec lesquels il fusionne à l’écran pour littéralement casser ce simulacre représenté par la vitre protégeant l’antagoniste Dan Killian (Josh Brolin). Une fin différente du roman, amenée de manière particulièrement grossière, via un twist cherchant tant bien que mal à éviter un climax inenvisageable dans une production hollywoodienne depuis le 11 septembre 2001. Si cette fin pourra paraître comme une trahison du roman, elle n’en demeure pas moins cohérente avec le cheminement révolutionnaire de ces dernières années, où la pulsion morbide doit laisser place à une pulsion de vie joyeuse nécessaire à la renaissance d’un engagement politique entre tous·tes les opprimé·e·s, même celles et ceux qui n’ont pas conscience de l’être. À l’instar de 28 ans plus tard, Running Man s’inscrit dans le sillon creusé par Avatar : La Voie de l’eau. Là où le film de Danny Boyle reprenait la notion du cycle de la vie au cœur du deuxième volet de la saga de James Cameron, Wright reprend quant à lui la notion de colère nécessaire à l’œuvre chez le personnage de Neytiri. Mais surtout, à l’instar de Snowpiercer, District 9 et Logan déjà évoqués, la réussite du film d’Edgar Wright tient dans son approche décomplexée et destroy qui en fait un vrai film de science-fiction « bad-ass ». Bien que le terme puisse faire rouler des yeux, il s’avère parfaitement approprié. Wright, comme ses confrères, ayant su intelligemment réactualiser l’approche de cinéastes frondeurs, Carpenter en tête, pour en proposer une vision personnelle, qui ne tombe ni dans la copie embarrassante ni dans une vision guindée. Running Man est, avec Sinners de Ryan Coogler, l’un des rares films distribués récemment par une major qui s’avère être un sincère et réjouissant défouloir, faisant honneur à une vision populaire et engagée. Ce n’est sans doute pas un hasard si Tom Cruise, une star particulièrement soucieuse de préserver le cinéma en tant qu’art populaire et fédérateur, a encensé ces deux films.


