Déjà 6 ans depuis le dernier film d’Eric Valette pour le cinéma, avec l’éprouvant La Proie. Et il revient avec un polar qui détonne dans le paysage cinématographique français. Le Serpent aux mille coupures, adaptation du roman de série noire éponyme signé DOA, est un thriller rural qui déjoue toutes les attentes et un véritable bol frais dans un genre devenu moribond. Un peu hors du temps, tout en abordant des sujets extrêmement d’actualité, le film est une pépite qui ne manquera pas de désarçonner.
Depuis quand avons-nous été surpris par un polar ou un thriller français ? Trop longtemps, même si quelques films représentent fièrement le genre dans l’hexagone depuis des années, notamment grâce à Olivier Marchal. Mais Eric Valette prend ce genre aujourd’hui très urbain, tentant encore et encore de se frotter à Heat et Seven, et l’emmène vers des zones qu’il avait malheureusement délaissées. Exit le béton et la rythmique frénétique qui l’accompagne, et place aux grands espaces de la campagne. Ici celle du Sud-Ouest de la France. Le Serpent aux mille coupures renoue avec un cinéma « provincial » très années 70 et 80, et dont le plus fier représentant reste Yves Boisset avec Dupont Lajoie ou Canicule, qu’avait déjà tenté de raviver Eric Rochant avec Total Western. Et de western, il en est d’ailleurs grandement question avec ce film hybride, qui s’abreuve de courants différents pour former son identité propre. Eric Valette l’avait déjà prouvé avec La Proie, son précédent polar, le genre a sa place sur tout le territoire et peut prendre différentes formes. Avec une approche de pur metteur en scène, le scénario étant l’œuvre de DOA qui adapte son propre roman, Eric Valette va chercher de la singularité pour faire oublier un cruel manque de moyens, qui se notera finalement assez peu à l’écran. Un vrai et noble travail d’artisan dans ce qu’il peut produire de plus intéressant, à des années-lumière de ce que le genre produit à la chaîne, notamment dans sa déclinaison télévisuelle ayant fortement impacté son état cinématographique assez tragique.

Avec Le Serpent aux mille coupures, Eric Valette va faire un pari. Plusieurs même. Mais le principal sera de ne pas livrer au spectateur une intrigue prémâchée, prédigérée et sans surprise. Il lui fera une confiance totale en lui demandant simplement son implication sans bornes. Comment cela se traduit à l’écran ? Tout simplement par des personnages qui vont se dessiner au fur et à mesure, de la même façon que l’intrigue qui prendra totalement forme dans le dernier acte. Il s’agit là d’un véritable acte de foi, qui exige une certaine détermination côté spectateur pour s’impliquer dans les premières minutes du film, assez floues et bourrées d’informations qui ne font pas nécessairement sens. Par exemple, le personnage central incarné par Tomer Sisley, au passage formidable dans ce rôle (et pas à « contre-emploi » dans l’acteur a suffisamment bien géré sa carrière pour ne pas s’enfermer dans un type de rôle), reste mystérieux jusqu’à la toute fin où, le temps d’une fine ligne de dialogue, on comprendra qui il est vraiment. Une approche assez risquée, notamment en ce qui concerne l’empathie envers ce personnage que plusieurs éléments pointent comme une ordure de la pire espèce. Mais un pari gagné car plus le récit progresse, plus l’ensemble prend de la cohérence et de l’ampleur, fruit d’une narration finalement assez audacieuse et très efficace. Mais Le Serpent aux mille coupures est également exigeant en terme de rythmique, aussi bien au niveau de la narration que du découpage, avec une approche qui prend son temps, ne précipite rien, guidée par un décor très éloigné de la frénésie urbaine et qui va permettre de faire monter la tension jusqu’à une inévitable et très attendue confrontation, mais qui là également prendra le spectateur et ses attentes à revers. Eric Valette se joue des codes inhérents au genre, et ce avec un certain brio, afin de ne pas tomber dans la figure de style facile ou la séquence classique attendue. Cette singularité, il la pioche également dans la nature profondément métissée de son film qui emprunte au thriller rural à la française, mais également à son équivalent venu d’Espagne (dont La isla minima est un des derniers et fiers représentants), au western crépusculaire américain de par ses cadres et son sens du rythme, mais également au polar coréen dans la sophistication, voire l’élégance, avec laquelle il aborde frontalement la violence. A ce titre, Le Serpent aux mille coupures ne recule pas devant la sauvagerie des actes de torture ou devant l’impact d’une balle tirée en pleine tête et à bout portant.

Le film bénéficie d’ailleurs de la présence d’un bad guy presque mutique au charisme assez incroyable, incarné par Terence Yin, acteur de seconds rôles en Chine et vu notamment dans La Vie sans principe de Johnnie To ou City Under Siege de Benny Chan. Il campe ici un personnage d’homme de main impitoyable à l’efficacité d’un Terminator, affublé d’un sidekick qui tient parfaitement le rôle de soupape en la personne de Stéphane Debac, toujours impeccable ici. Des personnages forts, sortes de monolithes, qui permettent de créer des points de repère dans une intrigue aux larges ramifications, allant des cartels de la drogue sud-américains au racisme des campagnes, en passant par le terrorisme. De qui alimenter un récit qui ne manque jamais de substance, même si son apparente absence de direction dans les premiers instants peut déstabiliser. Eric Valette s’amuse clairement, y compris avec les notions de morale, de bien et de mal, et c’est bien évidemment très communicatif. C’est un réel plaisir de voir un metteur en scène aussi doué, le film transcendant son petit budget par un vrai travail de réalisateur avec un vrai point de vue, faire vaciller les codes du thriller en emmenant le genre sur un lieu qui possède toute une mythologie propre. Tout simplement car il ouvre ici la voie à quelque chose. Un territoire qui reste à explorer, afin que le cinéma de genre français sorte un peu de ces lieux que l’on a aujourd’hui trop vus et qui finissent par castrer les auteurs. Alors oui, Le Serpent aux mille coupures n’est pas parfait. Certains seconds rôles sont un peu à la ramasse, à l’image d’un Pascal Greggory étonnamment absent. Des dialogues sont inaudibles, d’autres manquent de naturel. Mais dans l’ensemble, on tient là un thriller de haute volée, d’une élégance remarquable dans sa noirceur, sophistiqué dans sa violence, et qui surtout se permet de donner un bon coup de pied au cul à un genre moribond en le faisant sortir de sa zone de confort, aussi bien par son décor que par sa structure.