Grand film malade ou grand film tout simplement ? Le 13ème guerrier est assurément un mythe du 7ème art. Un film entouré de légendes, dont la fameuse « director’s cut » reste un des plus gros fantasmes de cinéphile. C’est aussi et surtout un incroyable film d’aventure, majestueux et imposant, tout en cristallisant l’impressionnant savoir-faire d’un John McTiernan qui manque tant au cinéma contemporain.
Les grands films créent les grands réalisateurs. Les films malades, les tournages chaotiques, les luttes intestines dans une équipe de tournage, cela crée les légendes. Le 13ème guerrier est de ces films là, une des dernières légendes de ce type à Hollywood, un film fantasmé bien plus présent dans l’inconscient cinéphile collectif que le film en lui-même, un tournant décisif dans la carrière d’un des plus grands metteurs en scènes américains contemporains, un échec commercial doublé d’une réussite artistique flamboyante, un film rare accompagné d’une aura mystique tout aussi peu commune. Le 13ème guerrier c’est un peu tout ça, et encore plus. C’est une sorte de film testament de ce qu’était le cinéma de John McTiernan et de son idéal balayé, une réaction épidermique et inconsciente face à un système qui finira par le broyer, et accessoirement un des plus grands films d’heroic fantasy jamais tournés, deux ans avant l’incroyable trilogie de Peter Jackson qui bouleversera à jamais le genre. On a longtemps attendu une version du film qui relève semble-t-il de l’ordre du fantasme, en réduisant cette version à quelque chose de sale, le rejeton illégitime de deux auteurs s’étant battus bec et ongle pour imposer leur vision. La version 100% McT, qui devait s’appeler Eaters of the Dead, du titre original du bouquin de Michael Crichton, on ne la verra jamais car elle n’a visiblement pas été tournée. Et à en croire la comparaison entre le script du tournage et le résultat final, il ne manquerait que quelques minutes seulement. Il faut dire que John McTiernan a toujours défendu ce résultat comme étant le film qu’il avait pensé, mis à part dans certains détails dont le final et de vastes expositions dans la première partie. Et au moment de parler du 13ème guerrier, il va falloir arrêter d’utiliser le terme de grand film malade mais plutôt celui de grand film tout court, ce qu’il est assurément.
Un grand film expérimental, voilà de quoi il s’agit. Si d’ordinaire on entend par heroic fantasy des monstres et des dragons, Le 13ème guerrier se refuse au fantastique. Tel est le souhait de Michael Crichton, fermement opposé à John McTiernan, et qui imposera son point de vue sur chaque point de divergence. Et c’est finalement une belle idée. Le 13ème guerrier n’adopte pas le ton radicalement réaliste de La Chair et le sang par exemple, mais va opérer un basculement délicat et progressif après avoir ouvert la possibilité d’un récit purement fantastique. Comme toujours chez McTiernan, l’ensemble se joue sur de nombreux niveaux et ne saurait se prêter à une grille de lecture simpliste. Ainsi, s’il y a un récit principal plutôt basique, reprenant une trame classique d’aventure mythologique avec une communauté constituée afin de combattre le mal qui risque de détruire un village (entre Kurosawa, Tolkien et le poème de Beowulf), ce n’est visiblement pas ce qui passionne McT qui va pousser encore plus loin les expérimentations de Die Hard 3 et faire du 13ème guerrier un prolongement occidental de The Blade de Tsui Hark, les deux génies étant alors dans une sorte de symbiose qui ne disparaitra jamais vraiment ((Au milieu des années 2000 John McTiernan devait réaliser Meurtres à Canton d’après les aventures du juge Ti, finalement adapté par… Tsui Hark avec Détective Dee, le mystère de la flamme fantôme)), un film qui s’inscrit complètement dans l’étude du mythe du héros au cinéma avec un traitement épique qui atteint des niveaux surréalistes. Après avoir renvoyé le héros face à la réalité dans son dernier Die Hard, McT va encore plus loin, jusqu’à le dénaturer pour en faire un personnage secondaire. Car le film a beau se nommer Le 13ème guerrier et se tirer une grosse partie de la communication centrée sur Antonio Banderas tout juste sorti du beau succès du Masque de Zorro, le héros du film n’est pas Ahmed Ibn Fahdlan. C’est pourtant lui qu’on suit, c’est lui qui nous raconte cette histoire, mais il est un personnage qui ne fait que passer. Il n’est même pas un guerrier à proprement parler, il traverse le récit, il est notre interprète pour comprendre et notre narrateur pour rendre justice à la légende du véritable héros, Buliwyf (Beowulf ?) l’héritier du trône viking. Le héros est donc relayé au rang de personnage secondaire, voilà qui n’est pas commun. Mais finalement rien n’est comme chez les autres quand on navigue dans le cinéma de John McTiernan, tout n’est que révolution, tout n’est que pur cinéma en pleine avancée.
Dans la version fantasmée du 13ème guerrier, toute l’exposition chez les arabes durait une éternité, on en apprenait plus sur Buliwyf et Ahmed Ibn Fahdlan voyait sa relation avec une femme viking plus exploitée. Pourquoi pas, car les images du film sont tellement belles qu’on aimerait qu’elles ne s’éteignent jamais, mais concrètement tout cela aurait sérieusement affecté l’efficacité du récit. Car c’est bien de ça qu’il est question et c’est là qu’est la puissance démente du 13ème guerrier : une fresque énorme d’un arabe au pays des vikings, emmené dans une chasse au démon, mais qui tient sur moins de deux heures. Et c’est un exploit à la vue du résultat final, car le le film de McTiernan a beau avoir été coupé, avec des reshoots de Michael Crichton et des idées superbes passées à la trappe, il s’agit encore aujourd’hui d’un modèle du genre car il le réinvente en profondeur. Décors en dur, refus quasi absolu des CGI, lumière naturelle et utilisation massive de la longue focale font du 13ème guerrier un film radical. Le type de film qui marque un tournant dans la façon dont les suiveurs vont aborder un genre balisé, un film qui pousse l’iconisation dans ses derniers retranchements. John McTiernan est tout à fait conscient de l’ampleur de son film, de ce qu’il représente et de ce qu’il peut créer. Il va donc apporter, à la manière de Paul Verhoeven, une sensibilité et un désir révolutionnaire hérité du cinéma européen à un récit classique. Cela se traduit au sein du récit comme on l’a vu plus haut, mais bien évidemment à l’image. McT est de ceux qui font avancer le langage cinématographique, chez lui tout passe par la mise en scène, c’est elle qui raconte l’histoire. Et cette réflexion il la propulse à des niveaux rarement atteints.
Chez John McTiernan deux notions de cinéma à priori antinomiques cohabitent à la perfection : caméra à l’épaule et contemplation. Au sein d’un même film il poursuit ses expérimentations sur les mouvements de caméra heurtés, les décadrages et un style guérilla pour coller aux déplacements d’acteurs dont il brouille les repères et en même temps il va créer des plans d’une beauté absolue, presque oniriques. Il avait déjà introduit une certaine représentation visuelle iconique du héros dans Die Hard 3, notamment dans la scène où McClane et Zeus entrent dans le sous-sol où l’or a été dérobé. On y trouvait un plan magnifique en contre-jour, donnant lieu à un jeu d’ombres d’une puissance évocatrice sidérante. Et bien c’est sur ce modèle que John McTiernan va monter nombre de ses séquences du 13ème guerrier, en jouant sur les lumières pour faire de ses personnages des silhouettes se découpant devant des écrans de fumée ou autres lumières surnaturelles. Et si Crichton l’empêche de faire du fantastique, et bien lui ne se retient pas d’en reprendre les plus beaux codes, associés à une présence presque palpable des décors, qui font du 13ème guerrier une œuvre qui dépasse le cadre de l’heroic fanatsy ou de la fresque barbare. On est dans l’aventure oui, il y a bien ce récit anthropologue, cette rencontre entre trois peuples, cultures et entités mystiques, mais il y a une approche brutale de la texture au cinéma qui fait du film un objet à part. Cette ambiance, une des plus sombres jamais vues au cinéma, cette projection de McT dans le personnage de Buliwyf (héros dépossédé du récit), ces quelques combats d’une violence et d’une gestion de l’espace à couper le souffle, ces plans d’une beauté inouïe, cette double prière belle à en pleurer, ce score incroyable de Jerry Goldsmith, ces comédiens tous remarquables (et Antonio Banderas en tête, ce qu’il dégage est gigantesque), tout dans Le 13ème guerrier transpire le grand cinéma et s’inscrit dans l’œuvre globale de John McTiernan, qui le temps d’une séquence virtuose pose la synthèse de sa réflexion sur le langage et sur l’adaptation à un environnement étranger. Mais Le 13ème guerrier c’est aussi, et peut-être même surtout, un film qui construit une étude de l’être humain dans ce qu’il a de sombre, de mystique et d’effrayant, comme peu ont su le faire. Un très grand film.