Quelle année pour le film policier que 1995. Michael Mann, fin observateur de son temps et cinéaste visionnaire, réalisait alors son chef d’œuvre. Heat le hantait depuis une quinzaine d’année, c’est sans doute la raison pour laquelle son film semble peuplé de fantômes. Accueilli avec tous les honneurs outre-atlantique, mais comme une faible série B au pays des fromages qui puent, Heat s’est pourtant imposé depuis 20 ans comme un des piliers essentiels du genre, un modèle vers lequel d’autres grands cinéastes de notre temps n’hésitent pas à se tourner. Tout simplement car derrière l’effet d’annonce, Heat contient un film gigantesque, excitant et tragique, chef d’œuvre crépusculaire et définitif, qui sait à la fois être cool et grave, et qui n’a rien perdu de sa superbe.
1995. L’année de Seven, de Die Hard 3, de Crossing Guard, d’Assassins, de Casino, de Bad Boys, d’Usual Suspects… et de Heat. Le thriller, le polar, le film policier en général, est alors à un tournant majeur. Quelque chose d’important est en train de se passer à Hollywood et dans le monde, et le cinéma s’en fait témoin, dans des styles radicalement différents, chez les cinéastes et auteurs majeurs qui l’ont fait et le feront pendant les décennies à venir. Michael Mann est évidemment de la partie, lui dont l’essence du genre semble parcourir ses veines, mais surtout lui qui a toujours été présent aux évènements, lui le visionnaire, lui le conteur et le technicien. A chaque tournant déterminant, il était là pour capter l’air du temps et définir les codes esthétiques pour les années à venir. Heat a ceci de différents qu’il va s’imposer comme une référence immédiate tout en tournant une page sur un cinéma déjà condamné et dont il serait un peu le dernier des Mohicans. Un polar racé et mélancolique, portant à la fois la rage et le romantisme du Nouvel Hollywood, tout en condensant ce qu’était et ce que serait le cinéma des années 90. Une œuvre monstre, à la narration étonnante, qui prend son temps mais sait se montrer expéditive. Mais surtout une œuvre juste, dont les fondations essentielles sont des personnages nombreux et complexes, articulés autour d’un duo déjà entré dans la légende avant même que le film ne sorte.
Cette rencontre entre Al Pacino et Robert De Niro, 20 ans après Le Parrain II dans lequel ils se partageaient l’affiche mais pas la même temporalité, et n’apparaissait ainsi jamais ensemble à l’écran, est un évènement. Il s’agit de réunir deux des plus grands acteurs de l’époque, deux acteurs représentant le Nouvel Hollywood dans toute sa fougue, devenus deux légendes. Loin d’un simple effet d’annonce, cette rencontre symbolise tout le projet de Heat. Ce n’est d’ailleurs pas fortuit si la rencontre entre les deux, dans le même cadre, se fera le temps d’une séquence d’anthologie située en plein milieu du film, lançant la narration autour de nouveaux enjeux. Acteurs et personnages ne font alors plus qu’un et le jeu du chat et de la souris n’en devient que plus troublant. Derrière cette traque inspirée d’une enquête bien réelle de Chuck Adamson, ancien officier de la police de Chicago devenu consultant pour Michael Mann sur Le Solitaire, puis co-scénariste sur ses séries Les Incorruptibles de Chicago (Crime Story) et Deux flics à Miami, le réalisateur cherche à bâtir le polar ultime. Et il y parvient, autant par la grâce absolue de sa narration que par le niveau d’excellence de sa mise en scène, qui font aujourd’hui de Heat un véritable modèle à suivre. Le point sur lequel le film est le plus étonnant est évidemment son rythme. Le film prend son temps, pour poser des enjeux, multiplier des intrigues, construire une ambiance et surtout, créer des personnages.
Avec près de trois heures au compteur, il est clair que Heat se devait d’être passionnant et infiniment riche en terme de contenu. Il y parvient en ne laissant aucun personnage sur la touche. Et ils sont nombreux à entrer dans le cadre, et ce dès l’introduction, tout bonnement magistrale. L’ambition est double pour cette entrée en matière. Il faut tout d’abord plonger le spectateur au cœur de l’action, sans le brutaliser, en l’acclimatant au tempo du film, mais en lui donnant toutes les indication quant à la nature de ces personnages. Ce sont des braqueurs, des criminels, ils sont capables de tuer de sang froid. Il faut pourtant permettre au public de s’y attacher, et c’est là tout l’art du cinéaste. A l’image d’un Martin Scorsese, Michael Mann réussit à retranscrire non seulement un évident panache chez ses personnages, mais également une noblesse. Ils sont des voleurs, mais ils sont des héros. Avec leurs masques, leur attitude, la précision avec laquelle ils exécutent chaque geste, ils passeraient presque pour des Robin des bois des temps modernes. Et après tout, ils volent de l’argent virtuel sale et assuré. Tout est fait pour les montrer comme des gens profondément bons, bien qu’ils soient des criminels. Ils vont même chercher à faire le ménage au sein de leur équipe pour éliminer la brebis galeuse. Cette mise en place tient autant de la précision du script que de celle, imparable, du découpage de Michael Mann, tenant presque de la méthode d’hypnose tant il produit une forme de fascination immédiate.
Un découpage doublé d’un montage redoutable, sans cesse en fusion totale avec le contenu du récit. Heat a beau être un film assez langoureux car porté par cette mélancolie, il n’empêche que lorsque Michael Mann filme de l’action, de sa préparation à son exécution, c’est d’une efficacité sidérante. Là encore, ce n’est pas un hasard si Christopher Nolan s’en est largement inspiré pour The Dark Knight. La même mélancolie l’habite, le même sens des responsabilités et la même vision assez sombre des rapports humains, comme si tout le récit n’était finalement que le chant du cygne de ces hommes rongés par leur existence et l’ensemble de regrets qui l’accompagnent. Des hommes, mais également des femmes. Car si le cinéma de Michael Mann s’articule essentiellement autour de figures masculines, dans une œuvre globalement très testostéronée, les femmes ont un rôle à part dans Heat. Un rôle majeur même. Elles sont également ces êtres ayant accumulé les mauvais choix de vie. La vision de Heat s’avère presque romantique, car c’est finalement la passion qui l’emporte. Passion d’une femme, passion d’une existence… les motifs sont simples mais universels, de quoi alimenter de très beaux portraits, profondément tragiques, apportant énormément de matière à un grand polar, à la trame extrêmement simple mais tellement évidente. Si Heat n’est « que » de la série B, il s’agit de série B de type très noble, nourrie de figures thématiques éternelles. Et d’une « simple » histoire de gendarme et de voleur, Michael Mann livre une immense tragédie, dont le caractère mélancolique est appuyé par tous les éléments la composant.
Les personnages, mais pas seulement. La mise en scène de Michael Mann, à la fois très instinctive dans sa façon de capter des séquences, et d’une précision démoniaque dans ses cadres et sa rythmique. La photographie métallique de Dante Spinotti, à son meilleur, bâtissant avec la mise en scène un personnage à part entière concernant la ville de Los Angeles. A ce titre, toute la science du réalisateur tient dans cette véritable personnification d’un environnement urbain, un exercice dans lequel il est un maître absolu. Cette science s’applique également à la gestion des différents espaces autant en terme de mise en scène que de découpage pur. Ainsi, la fameuse séquence du braquage de la banque, un des nombreux morceaux de bravoure du film, est un exemple parfait de compréhension de la topographie de la scène. En tant que spectateur, la position de chaque personnage, de chaque élément, la direction de chaque échange de tir, tient de l’évidence. Dans ce sens, Michael Mann se montre véritablement expert dans l’art de filmer l’action afin de provoquer une immersion totale du public sur le terrain, au milieu des balles qui sifflent et des chargeurs qui se vident. La séquence du braquage avorté est également un modèle du genre en terme de tension, de gestion de l’attente et de suspense, alors qu’il ne s’y passe finalement que très peu de choses. Mais c’est encore la précision du découpage qui emporte tout sur son passage et vient créer une tension palpable.
Heat, c’est également des figures presque mythologiques de héros brisés. Des mythes devenus fantômes, des êtres à la fois très basiques et passionnants à sonder. Des hommes qui répondent à un code d’honneur précis, qu’ils soient du bon ou du mauvais côté. Car la frontière entre ces deux mondes est abattue dans le film, même si la peinture du monde policier s’avère relativement positive. Le point d’ancrage du spectateur est principalement le personnage de McCauley, interprété par un Robert De Niro magistral (quasiment sa dernière prestation de ce niveau). Il est ce vieux bandit, mais un peu sage, dont les valeurs sont profondément nobles même si elles bafouent la légalité. Il est ainsi inévitablement attachant. Face à lui, Al Pacino est tout aussi colossal, sans cesse sur la brèche, rattrapé par le caractère parfois inhumain de son métier, et donc de sa vie. Il y a quelque chose de pathétique dans le portrait de ce superflic malheureux, mais également quelque chose de beau. Autour d’eux, tous se sont mis au diapason, de Val Kilmer à Tom Sizemore, en passant par Jon Voight. Un magnifique casting pour une quantité sidérante de numéros d’acteurs de très haut vol. En y ajoutant la composition élégante et en apesanteur d’Elliot Goldenthal, Heat touche tout simplement au sublime. Une date essentielle dans l’histoire du polar, qui dans sa composition lui rend le plus beau des hommages, l’enterre et lui offre une renaissance flamboyante, avec pour la ponctuer une des plus belles rencontres entre deux monstres sacrés que le cinéma ait proposé.