Quand un des pères fondateurs du Dogme95 se met en tête de réaliser un western en Afrique du Sud, avec un casting international et de grandes ambitions de cinéma à la fois formaliste et classique, cela donne naissance à The Salvation, magnifique et original western injustement boudé par une critique avide d’esbroufe facile et de formules chiches. Avec en plus un Mads Mikkelsen toujours aussi impérial, il serait dommage de bouder son plaisir.
Tout ou presque a été reproché à The Salvation, film mutant entre l’exercice de style et l’approche classique d’un genre mythique ultra codifié. Ses personnages archétypaux, sa photographie trop élaborée, sa mise en scène trop « académique », son récit trop simple, ses références trop visibles (mais sans jamais citer d’autres noms que Sergio Leone et John Ford)… la conclusion à l’emporte-pièces adéquat serait que le public et la critique n’aime plus, ou n’aime pas, le western dans son ensemble. Pourtant, à peu près au même moment, le très beau The Homesman a bénéficié d’un accueil tout de même plus chaleureux. C’est à n’y rien comprendre tant les deux films, dans des approches assez différentes certes, possèdent la même volonté de jongler avec les figures mythologiques d’un genre fondamental fait de figures de style, d’archétypes et de simplicité. Et The Salvation est d’autant plus beau qu’il représente le regard d’un européen du nord sur un genre à priori détenu par l’Amérique et l’Italie.

Kristian Levring a beau être un des piliers de ce mouvement pas si réjouissant que fut le dogme95, il est fou du cinéma de genre. Aucune surprise qu’il en vienne à s’intéresser au western, genre qui par excellence renvoie à tous les grands mythes en les encadrant d’un décor représentant une Amérique fantasmée. De fantasme, il en est grandement question dans cet exercice de style qui allie radicalité et classicisme. Classicisme d’une mise en scène rigoureuse, ample, dont chaque mouvement apporte une information et appuyée par un découpage d’une précision et d’une intelligence remarquables. Classicisme qui fait que The Salvation cite volontiers ses maîtres pour repenser leur propos, à l’image du plan iconique de La Prisonnière du désert revisité pour créer de la dramaturgie (des travellings de l’intérieur vers l’extérieur qui annoncent à chaque fois un drame à venir, pour conclure sur un travelling de l’extérieur vers l’intérieur symbolisant un apaisement définitif). Radicalité dans une approche qui marche sur les pas du western italien, avec un récit de vengeance simple et acéré, mais qui arbore une photographie étonnante, artificielle et métallique, extrêmement contrastée, caractéristique du cinéma nordique.

Kristian Levring fait de l’ouest américain une terre amorale où règnent la terreur, la corruption et la loi des armes, mais également une terre cosmopolite dans laquelle se croisent les langages (l’anglais, le danois, le français, l’espagnol…). Il y intègre toutes les obsessions de ses pères, de l’entrée dans la modernité par le sang et l’or noir à la prise de pouvoir des anciens héros de guerre devenus chefs de gangs, en passant par le trauma du massacre des natifs américains. The Salvation est parsemé d’éléments référentiels qui font écho aux grands mythes du western, et par extension aux fondations du territoire américain, le tout via un récit brutal et qui ne dévie jamais de son chemin : celui de la vengeance implacable d’un homme qui voit sa femme et son enfant massacrés, et qui subira les conséquences de sa justice personnelle. Plus encore que de Sergio Leone, malgré les motifs rappelant évidemment Il était une fois dans l’ouest, Kristian Levring se réclame d’un western plus proche d’un Sergio Corbucci ou d’un Giulio Questi dans son rapport à la violence à peine teinté de lyrisme.

Le plus étonnant vient de sa faculté à assimiler sa propre culture nordique et à l’intégrer dans un paysage radicalement opposé. Cette approche presque post-moderne du genre vise à entretenir le rapport ténu entre tous les mythes fondateurs, ce héros descendant des vikings étant finalement le même que s’il était un pionnier. The Salvation montre ainsi sa nature profondément universelle, n’ayant aucune retenue à insérer dans un récit typique du genre des éléments extérieurs à priori contre-nature mais s’y intégrant formidablement. L’exemple le plus probant est le bad guy, qu’incarne magistralement un Jeffrey Dean Morgan déchainé, et dont l’antre semble venir tout droit d’un conte fantastique, ou encore ce personnage de femme mutique et défigurée qu’interprète Eva Green, pour une fois utilisée pour autre chose que pour exciter le mâle en chaleur, à savoir uniquement pour l’intensité de son étrange regard. Les deux font partie d’une belle galerie de personnages secondaires, archétypaux certes, c’est un western, mais suffisamment travaillés pour en faire des figures intéressantes voire attachantes. C’est par ailleurs un plaisir de retrouver Jonathan Pryce dans le rôle d’un maire corrompu et faible, à la solde du bad guy.

Mais The Salvation doit également beaucoup à son interprète principal, Mads Mikkelsen et son charisme animal. Il porte en lui toute l’énergie du désespoir que véhicule le film et brille à nouveau en bras armé de la vengeance. Un cocktail assez remarquable pour un film qui joue la carte du classicisme apparent, mais qui est truffé d’éléments suffisamment fort pour l’écarter du tout venant de la production. Une vraie proposition de cinéma, avec des choix radicaux (le rejet massif de la photo du film en est la preuve, tout comme celui des CGI, pas toujours heureux mais qui ont autant leur place dans un western contemporain que dans un wu xia pian contemporain), un amour profond pour le genre et une volonté marquée d’y apporter une pierre qui est tout sauf anecdotique.


