Après Amazon qui lui a ouvert les portes pour réaliser son rêve d’une série TV sur des vampires, c’est au tour de Netflix de permettre à Sion Sono de libérer sa folie créatrice. Avec The Forest of Love, il signe une oeuvre magistrale qui ressemble à tout ce qu’il a pu faire au cours de sa carrière tout en explorant de nouveaux territoires. Une claque et un des ses films les plus aboutis.
On avait quitté Sion Sono au cinéma avec Shinjuku Swan II. Un film amusant, avec ce qu’il faut de grain de folie, mais clairement dans la veine la plus commerciale de l’oeuvre du réalisateur. C’est du côté de la TV qu’il a pu se lâcher avec sa série Tokyo Vampire Hotel. Un joyeux bordel étalé sur presque 7 heures en 9 épisodes. Une oeuvre délirante qui partait un peu dans tous les sens mais au final assez impressionnante. Présentée en festival dans une version « film » de 2h20, la série perdait tout de son charme excessif. Il faut voir cette expérience apocalyptique qui revisite les mythes vampiriques dans sa version originale ((disponible sur Amazon Prime en version originale sous-titrée en anglais)). Rapidement, il a été annoncé que Sion Sono lançait deux nouveaux projets avec d’un côté Prisoners of the Ghostland, son premier film en langue anglaise avec Nicolas Cage, et de l’autre une série pour Netflix sur une série de meurtres. C’est ce second projet qui nous intéresse ici, le premier à voir le jour, et devenu finalement un film de 2h30 baptisé The Forest of Love. On connait la liberté totale qu’accorde Netflix à ses auteurs, et Sion Sono a pour habitude de faire tout ce qu’il veut. C’est donc à un mariage heureux qu’on assiste, un terrain de jeu idéal pour un des auteurs les plus punks de sa génération qui peut s’exprimer ici de la façon la plus excessive qui soit. Mais étrangement d’une façon tout à fait cadrée, beaucoup moins bordélique que d’habitude. Ce qui donne un film extrêmement solide dans sa conception, en même temps qu’un pur film de Sion Sono absolument pas bridé ou dénaturé.
Bien évidemment, au départ, on retrouve un peu cette folle confusion qui caractérise l’oeuvre de Sion Sono. La mise en place peut paraître laborieuse et quelque peu bordélique, tranchant avec le carton « inspiré de faits réels » qui accompagne généralement un film assez linéaire pour coller à la réalité. The Forest of Love va rapidement briser la temporalité par l’inclusion de flashbacks reconnaissables à une lumière cliniquement blanche voire aveuglante. La beauté de la chose, utilisée de la façon dont Sion Sono la pervertit, est une sensation de perte de repères. Concrètement, si les éléments du récit se construisent avec une totale cohérence et dans une vraie proposition narrative, on ne sait pas vraiment où on va. Comme une impression d’avancer les yeux bandés mais abreuvés d’une imagerie étrange. Les personnages dans The Forest of Love sont nombreux, et ils sont loin d’être figés. Ainsi, jusqu’aux dernières 5 minutes, il n’y aura aucune certitude sur qui est vraiment qui. Sion Sono se permet même un twist pervers extrêmement exquis dans son final, redessinant complètement la carte de ses personnages. Car le bougre ne rechigne pas devant l’effort quand il s’agit de dresser des portraits hauts en couleurs de personnages tellement excessifs qu’ils sortent immédiatement du cadre du réel. A travers son écriture, mais également sa mise en scène, il nous abreuve d’images cauchemardesques, mais également très drôles par leurs excès. Qu’ils soient graphiques ou situés dans des lignes de dialogues venues d’ailleurs.
The Forest of Love rassemble à peu près tout ce qui fait le charme de l’oeuvre de Sion Sono. En premier lieu son goût pour la provocation bien sur, avec des personnages qui n’ont pas grand chose à faire d’un quelconque puritanisme voire tout simplement d’une morale. Mais également une certaine appétence pour le gore. Pas un gore gentillet, mais un gore qui tâche vraiment, et qui se traduit ici par quelques scènes de boucherie dont le caractère insoutenable est contrebalancé par un humour noir décapant. On retrouve également cette mise en scène caméra à l’épaule toujours précise, jamais bordélique, à distance respectable des personnages et qui sait s’emballer au bon moment. Mais surtout, The Forest of Love nous rappelle à quel point Sion Sono est un fin observateur et fin critique d’une société japonaise perdue entre le sens des traditions et une révolution moderne portée vers l’outrance. Sa méthode ne change pas. Il prend un malin plaisir à torpiller les institutions et les valeurs les plus « respectables » de la société nippone. En premier lieu bien sur, la famille, qui en prend encore pour son grade ici. Avec ses sacro-saintes valeurs qui volent en éclat à la première occasion. Aussi bien dans l’éducation que les conventions sociales. En bon poète punk qu’il ne cessera jamais vraiment d’être, Sion Sono prend un plaisir évident, et quelque part assez communicatif, à mettre la famille de Mitsuko face à ses contradictions pour finalement la détruire. Avec le réalisateur de Love Exposure, il ne faut pas s’attendre à de la finesse dans la poésie. Il sort souvent ses gros sabots et cela fait partie de son charme. C’est sans doute grâce à cette approche un peu bourrine qu’il peut tout se permettre. Ça passe car c’est son style.
Cette fois, il va encore très loin dans l’excès, quitte à dépasser la ligne jaune. On y retrouve cette chose fascinante qui brouille les pistes au point qu’on ne sait plus si on est face au réalisateur le plus macho ou le plus féministe de son époque. Il en ressort finalement une forme de justesse à tirer en permanence dans les extrêmes plutôt que de rechercher un juste milieu. Une autre façon de chercher un équilibre… quoi qu’il en soit, il nous régale ici avec ce récit aux ramifications étranges qui part vaguement d’un fait divers, un tueur en série qui zigouille des jeunes filles dans une forêt avec une arme piquée à un policier. The Forest of Love est un film malin dans le sens où l’ombre de ce tueur plane en permanence, comme une menace invisible mais qui va tout à coup se personnifier dans le personnage de Joe Murata. Sion Sono joue habilement avec le spectateur, par son récit mais surtout par sa mise en scène, il va faire en sorte que des certitudes s’installent chez le spectateur manipulé en permanence. Mais il prendra un malin plaisir à les faire voler en éclats ensuite. En bon auteur nihiliste, il ne faut pas s’attendre à croiser des personnages profondément bons chez Sion Sono. L’être humain y est soit mauvais par nature soit par faiblesse. Et s’il utilise la forme d’une fable grotesque bourrée d’humour noir et d’éléments tellement excessifs qu’ils pourraient appauvrir la charge, son discours fatalement misanthrope reste intact du début à la fin. Les couleurs ont beau exploser dans tous les sens, les personnages peuvent se mettre à chanter ou danser à loisir, The Forest of Love est un film d’une noirceur insondable dans sa peinture de la nature humaine. Et au final, le tueur en série est peut-être le personnage le moins dérangé. En tout cas le moins détestable. Il n’y a pas vraiment de victimes dans ce récit en chapitres alternant les temporalités. Seulement des bourreaux en manipulant d’autres dans une terrifiante spirale destructrice.
Comme il l’avait fait précédemment dans Why Don’t You Play in Hell?, Sion Sono utilise la mise en abyme du film dans le film. Mais pas dans la même optique. On y retrouve le même amour inconsidéré pour le cinéma et la même illustration d’une folie créatrice allant jusqu’à l’absurde. Sauf qu’ici, les artistes finissent par céder. Et le « cinéma » finit par écrire la réalité. Toute cette réflexion sur le pouvoir de la fiction tient dans le personnage de Joe Murata, sans doute un des plus beaux et complexes de la filmographie de l’auteur. Il cristalise toutes ses obsessions, à travers l’interprétation habitée de l’excellent Kippei Shîna. La manipulation, le charme, le sexe, la violence, le mensonge… cet escroc habite le film dès son entrée en scène pour ne plus jamais le quitter. Il le parasite et s’y implante tel un virus qui va révéler la nature de chaque personnage qu’il croise. On assiste là à une des plus belles incarnations du Diable au cinéma, dans ce que le mal absolu possède plus pervers. Et comme toujours avec Sion Sono, il y a cette étrange sensation d’attraction-répulsion. Comme si l’horreur dépeinte, parfois vraiment extrême aussi bien sur le plan graphique que moral, paraissait comme agréable pour le spectateur. Une véritable séance de déstabilisation et une plongée sans fin dans un monde fantasmé virant au chaos total. Mais un chaos dont rien de bon ne peut naître.
Dans tous les sujets qu’il touche, et ils sont nombreux, l’auteur pousse tous les curseurs au maximum. Et ils finissent par tous se rejoindre autour de la mort. Le deuil et le suicide y tiennent une place majeure bien sur. Mais l’amour, l’amitié ou le sexe vont également vers la mort et la destruction. Les figures tutélaires garantes de la morale sont immédiatement effondrées, à l’image du père et de la mère de Mitsuko. Le plus bel exemple étant lors de sa première tentative de suicide et leur réaction. Mais finalement, ce sont bien tous les éléments qui mènent à ce chaos illustré par un bain de sang. Sion Sono utilise moins les représentations mentales que dans certaines de ses créations récentes. Il colle à sa représentation du réel qu’il abreuve de monstruosité. En résulte un film iconoclaste, sans véritable équivalent. Une possible porte d’entrée dans l’univers de Sion Sono dans la mesure où s’y rencontrent à peu près toutes ses obsessions, en même temps qu’un film potentiellement repoussant. Mais c’est avant tout une aventure fascinante à la rencontre du mal absolu contenu en chaque être humain, et une peinture au vitriol de toutes les représentations de l’ensemble des strates de la société japonaise. Une oeuvre essentielle en somme, jouissant d’une liberté et d’une folie communicatives.