Tandis que les gros studios hollywoodiens se cherchent une subversion d’apparat qui masquerait la triste conformité de leurs productions, il est bon de se rappeler ce qu’est vraiment un film subversif. Et The Devil’s Rejects, chef d’oeuvre d’un Rob Zombie qui ne parvient depuis plus à retrouver cette grâce, en est un des plus beaux représentants. Et peut-être un des derniers.
Rob Zombie, Robert Bartleh Cummings de son vrai nom, est un fou de cinéma. Cela s’est toujours senti à travers sa musique, jusque dans ses premières années avec le groupe White Zombie. Cela a pris une autre dimension dès qu’il a commencé à mettre en scène leurs clips musicaux, puis les siens quand il a démarré sa carrière solo, et évidemment par la suite quand il s’est lancé pour réaliser son premier long métrage. La Maison des 1000 morts, dont la production et la distribution douloureuses auront pris de longues années. Mais un film rapidement devenu culte. Pour ses excès, pour ses hommages, pour ce qu’il traduit de la naissance d’un réalisateur singulier. Ce succès d’estime, qui s’est suivi d’un succès commercial suffisant, aura poussé les producteurs à envisager une « suite ». Un projet dont Rob Zombie n’avait pas nécessairement envie, ce qui se ressent dès les premières secondes tant le ton n’a plus rien à voir. Même si la famille Firefly est de retour, même si le film débute peu de temps après les évènements du précédent, The Devil’s Rejects n’est pas à proprement parler une suite de La Maison des 1000 morts. C’est un univers qui se prolonge, et la personnalité d’un auteur qui va s’affirmer. Très fermement.
La Maison des 1000 morts était sympathique de par sa générosité, son côté grotesque, et sa relecture de Massacre à la tronçonneuse entre grand guignol et fantastique. The Devil’s Rejects opère un virage à 180°. Clairement fini de rigoler cette fois, à tous les niveaux. Ne serait-ce que sur le plan visuel. Rob Zombie a fait cette fois appel au directeur de la photographie Phil Parmet, qui avant cela avait beaucoup travaillé pour des documentaires et sur des films à l’aspect assez « gritty ». Zombie et Parmet choisissent de tourner The Devil’s Rejects en pellicule 16mm puis de retravailler l’image après un scan numérique. Tout cela dans un format 1.85 et avec des cadres globalement très serrés sur les personnages et un tournage « à l’épaule » pour 98% des plans. L’idée est limpide. Il s’agit d’obtenir une image avec énormément de grain, à la mise au point sans cesse sur la brèche. Et pas simplement pour rendre un hommage visuel au cinéma des années 70 que vénère Rob Zombie, mais pour tenter de capter cet esprit malheureusement disparu. Cela crée une proximité avec les personnages, un côté pris sur le vif et en même temps quelque chose de presque repoussant tant on est loin des canons esthétiques tout lisses de l’époque à laquelle le film a été produit (notion qui a encore empiré depuis). The Devil’s Rejects est clairement un projet anachronique dans sa conception et son discours, tout en s’avérant extrêmement actuel car pétri, à l’image de La Guerre des mondes ou Batman Begins sortis la même année, d’une angoisse et d’une colère intimement liées au souvenir des attentats du 11 septembre. Il n’est pas nécessaire de pousser la réflexion bien loin pour saisir que la réponse du shérif Wydell pour punir le mal absolu, à savoir passer outre sa nature même de représentation de la loi pour se transformer lui-même en monstre et adopter les méthodes du can adverse, n’est pas sans rappeler la réponse du gouvernement US aux attaques sur le World Trade Center.
The Devil’s Rejects est donc clairement un film pas comme les autres. Un vrai témoin de son époque, né en réaction à des évènements du monde réel. Mais en même temps un film qui semble provenir d’une autre époque. Tout droit des 70’s. Mais pas sur un mode pastiche ou hommage bidon. Il est le premier de la petite vague de renaissance d’un cinéma « grindhouse », et il est le seul avec le Boulevard de la mort de Quentin Tarantino, à avoir su retranscrire l’esprit de ce cinéma au-delà de simples gimmicks visuels mais en captant son essence pour créer une oeuvre qui n’aurait pas dépareillé s’il était sorti au milieu de la production de cette époque. Un véritable tour de force sur ce point. Qui s’explique bien sur par l’amour que porte Rob Zombie à l’époque où le cinéma était le plus libre de toute son histoire. Mais avant tout par un talent évident (on ne remettra pas en cause l’amour que voue Robert Rodriguez à ce cinéma mais son Planète terreur ne vaut rien car il ne possède pas cette capacité à créer quelque chose de solide). Un talent dans la mise en scène bien sur, mais également cette obsession pour le détail et le travail bien fait. Rob Zombie est un bourreau de travail, et il a par exemple poussé le détail jusqu’à enregistrer un album complet de Banjo & Sullivan, le groupe qui se fait torturer et massacrer dans le motel. Album dont on n’entendra pas une seule note. Si The Devil’s Rejects impressionne tant, au delà de son contenu, c’est en grande partie grâce à la performance que représente sa production et sa création. Un travail de titan de plus en plus rare pour de la « série B », devenue un repère de je-m’en-foutistes. Il n’y a qu’à voir le sens du détail dans la direction artistique pour créer la maison des Firefly. Il s’en dégage quelque chose de réel. Bien que le « réalisme » ne soit pas l’effet recherché par Rob Zombie, cet univers étant clairement une extension du notre.
The Devil’s Rejects est, logiquement, un film d’une sauvagerie, voire d’une barbarie, extrême. Non pas de façon racoleuse, mais clairement dans un processus créatif bien précis. Dès les premières minutes, il s’agit de démontrer par leurs actes et donc par l’image, que la famille Firefly est une famille de monstres. Une incarnation humaine du mal absolu. Leurs actes sont immondes, parfois à la limite du regardable, entre humiliations psychologiques et tortures physiques d’une sauvagerie sans équivalent. Ils sont clairement les « rejetons du diable », et en sont conscients comme en témoigne ce que balance Otis à ce pauvre Roy Sullivan avant de le faire implorer son Dieu : « I am the devil, and I am here to do the devil’s work ». Une citation en écho bien sur aux paroles de Charles Watson, membre de la secte de Charles Manson, lors de l’assassinat de Sharon Tate. Il est par ailleurs amusant de voir dans The Devil’s Rejects le point de vue de Rob Zombie sur la religion, avec ces représentants du Diable poursuivis par Wydell se réclamant de la justice divine, et se faisant aider d’un duo de roughnecks surnommés les « Unholly Two » pour les capturer. Ce duo formé par Danny Trejo et Dallas Page est par ailleurs intéressant dans la mesure où ils correspondent à l’archétype du duo de chasseurs de primes à sale gueule qui ne remplissent généralement pas leur mission. Tandis qu’ici, ils sont d’une efficacité redoutable. Tout cela traduit une vision du monde tellement noire qu’elle ne peut même plus être qualifiée de crépusculaire mais bien d’apocalyptique. L’humanité n’a plus aucune issue dans The Devil’s Rejects, car la notion de bien semble avoir été tout simplement effacée de la surface du globe. Et quand elle semble apparaître, elle est balayée dans un bain de sang.
Rob Zombie a tout à fait conscience que son film est désagréable. L’ambiance est on ne peut plus pesante, son recours au gros plan et ses cadres serrés créent une sensation d’oppression et d’étouffement qui mettent le spectateur dans une position difficile. D’autant plus qu’il ne cache rien des atrocités commises par ses personnages. Il apporte pourtant de vraies moments de respiration, en conteur intelligent. Notamment par une bonne dose d’humour extrêmement noir mais très drôle, des dialogues souvent succulents, et des raccords de montage très audacieux. Il crée également quelques moments suspendus dans le temps, pour mieux replonger dans l’horreur absolue. Une horreur qui naît finalement dans une certaine sobriété là encore très 70’s. Une horreur palpable, crade, et douloureuse. Mais surtout une horreur qui crée un malaise plus que de l’effroi. Car il faut regarder les choses en face, aussi badass et ultra-violent qu’il soit, aussi cool qu’il puisse être également parfois, aussi salvateur dans son expression cinématographique d’une liberté créatrice totale, c’est dans l’effondrement total des repères moraux du spectateur qu’il parvient à produire que The Devil’s Rejects est tout simplement brillant. A un point que peu ont réussi à atteindre, à l’exception de quelques très grands, dont Sam Peckinpah, figure tutélaire évidente de Rob Zombie.
Pour en arriver là, Rob Zombie construit son récit avec précision. Il s’appuie également sur un quatuor d’acteurs impliqués à 200% : Sid Haig, Sheri Moon Zombie, Bill Moseley et William Forsythe, tous dans des interprétations absolument divines de nuances. Ainsi qu’une immense galerie de seconds rôles tous plus attachants les uns que les autres, même s’ils interprètent pour la plupart des ordures de la pire espèce. La stratégie mise en place par l’auteur-réalisateur est redoutable. Dans toute la première partie du film, il dresse le portrait de ces monstres qui forment la famille Firefly. Impossible de ressentir la moindre émotion pour eux. Ils sont absolument détestables de par les atrocités qu’ils commettent et leur absence d’empathie. Pourtant, Rob Zombie va commencer assez tôt à préparer un léger vacillement. Les représentants du bien qu’ils croisent ne sont jamais tout roses, à l’image du chanteur Roy Sullivan qui succombe bien trop tôt au charme de Baby Firefly et qui osera dire ensuite qu’il est « happily married » quand les choses commencent à dégénérer. C’est ensuite LA figure du bien, le shérif Wydell, qui va tout chambouler. C’est à travers lui que s’opère le premier vrai basculement. Car même si son background est suffisamment lourd pour quelque part apporter une justification à son comportement (la famille a massacré son frère), il va clairement dépasser le ligne jaune quand il poignarde la mère Firefly. Dès lors, le camp du bien n’existe plus. Mais quasiment au même moment, et ce sans leur apporter une quelconque excuse pour expliquer leur comportement diabolique, il va apporter par petites touches une forme d’humanité aux Firefly en fuite. La scène de la glace bien sur, la rencontre avec Charlie Altamont et ces instants de plaisir qu’ils partagent dans son bordel… avec des petits détails, Rob Zombie réussit à rendre ces monstres attachants et rend le shérif Wydell de plus en plus détestable, jusqu’à un basculement complet lorsqu’il va les torturer.
Dès lors, son pari est gagné. Car en même temps, il ne laisse plus de temps au spectateur pour analyser ses émotions. En effet, le récit s’emballe quelque peu et on en vient clairement à espérer qu’ils s’en sortent. Il y a donc quelque chose de jubilatoire à les voir éliminer le shérif, même par le truchement d’une astuce scénaristique un peu facile. C’est par l’intelligence de son traitement et la matière qu’il apporte à ses personnages que Rob Zombie réussit ce pari impossible de nous faire ressentir des sentiments pour ces monstres en puissance. Sachant qu’il n’a clairement rien caché de leur nature profonde. C’est en cela que The Devil’s Rejects est un modèle du genre, jusque dans son final qui revisite La Horde sauvage de façon motorisée. Sur les notes du Free Bird de Lynyrd Skynyrd, le montage vient se fondre sur le rythme du morceau. Ce sont des monstres mais ils sont libres. Libres comme Rob Zombie, et ce final étrangement bouleversant ouvrira finalement la voie au spectateur à un profonde réflexion sur ses propres repères moraux. L’auteur ne cautionne rien, ne juge personne, ne prend aucun spectateur par la main pour lui asséner ce qu’il doit penser. Une liberté totale donc, et un exemple de cinéma profondément et réellement subversif. Non pas pour exister en tant que tel et s’inventer une fausse conscience rebelle comme cela est trop souvent le cas à Hollywood, mais pour questionner la nature humaine. Et c’est en cela que The Devil’s Rejects est un extraordinaire moment de cinéma, en plus d’être exécuté de main de maître.