Derrière son titre annonçant un nouveau bain de sang, Shotgun Stories cache une tragédie poignante au cœur de deux familles abreuvées à la haine. La tension qui se crée crescendo derrière l’imagerie poétique et presque aérienne est un modèle. L’enchaînement est d’une noirceur qui contraste incroyablement avec la tendance à la contemplation de Jeff Nichols. Le résultat est tout simplement brillant, une merveille crépusculaire et d’un lyrisme étrange qui signe la naissance d’un réalisateur à suivre, un des rares héritiers de Terrence Malick.
Le maître a beau toujours être en activité, même réduite, plusieurs cinéastes en aspirent à la succession de Terrence Malick. Pas forcément dans les thèmes, le philosophe cinéaste évoluant dans une sphère inaccessible, mais plus dans la manière de concevoir le cinéma, des bonhommes tels que David Gordon Green (pour L’autre rive, produit par Malick) ou Andrew Dominik (pour L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford) en sont les parfaits représentants. L’idée est de prendre un genre ultra balisé et de le transformer en une réflexion profonde abandonnant les poncifs pour une élévation consciente qui passe généralement par la contemplation. Pour faire simple, on ralentit le rythme et on raconte autre chose que ce à quoi le spectateur s’attendait. Et aux deux réalisateurs nommés ci-dessus il convient d’ajouter Jeff Nichols qui avec Shotgun Stories, et en attendant Take Shelter au Festival de Cannes, entre tout à fait dans ce schéma. Par le titre du film et son pitch on s’attend bien évidemment à une sorte de film noir crépusculaire sur fond de drame familial, mais en réalité pas du tout. Shotgun Stories brouille les pistes et s’échappe du film noir pour nous conter une tragédie apaisante. Une oeuvre rare et sensible, toujours à hauteur d’hommes, qui bouleverse et marque la naissance d’un vrai cinéaste.

Des flingues, des morts et du sang partout ? Pas vraiment non. D’ailleurs si la violence est présente, presque permanente, elle n’est jamais écrasante. Shotgun Stories c’est l’histoire de deux familles qui partagent le même père. Un pauvre type qui a abandonné sa première femme avec ses trois gosses pour en reconstruire une autre quelques pâtés de maison plus loin. Au départ il y a la rancœur, au final il y a la haine, un poison qui a contaminé les trois premiers enfants de manière différente mais en a fait des sortes de rebuts d’une société. Des êtres tellement désincarnés qu’ils sont appelés « Son », « Boy » et « Kid ». Ils n’existent pas vraiment, cumulent les échecs, vivent en marge, ont la fièvre du jeu ou campent dans le jardin d’un des frères. Mais tout aussi détruit soient-ils par l’absence du père, ils ne sont pas mauvais. À la mort du vieux, pendant les funérailles, Son prend la parole pour dire ce qu’il pense de son père, et le film bascule. Avec la disparition de celui qu’ils pouvaient blâmer leur existence est à nouveau mise à mal et les autres demi-frères ne pardonneront pas l’insulte. Shotgun Stories prend l’ampleur de sa tragédie sur un modèle antique mais tout en pudeur.
De vengeance en règlement de compte, Jeff Nichols déroule son récit mais parait bien plus intéressé par ses personnages que par leurs actions. Jamais il n’efface son regard mélancolique et affectueux envers la totalité de ses personnages, même s’il privilégie la première famille à l’image. Des moments de violence sèche il y en a, des morts également, Shotgun Stories est un film désespéré, malgré son final qui laisse place à une forme d’espoir. C’est surtout un film qui prend son temps, et qui paisiblement refuse toute accélération de rythme. Comme par miracle, ce choix ne l’empêche pas d’atteindre de véritables pics de tension. Il y a un danger palpable entre ces deux familles, une guerre silencieuse qui semble préparée depuis si longtemps qu’elle parait inévitable. D’ailleurs le temps d’une séquence bouleversante Son dit clairement à sa mère que son éducation dans la haine envers ces personnes ne pouvait mener à rien d’autre. Et ainsi, les drames personnels déjà graves, symboles d’un échec social, s’effacent au profit du grand drame familial qui se joue, avec une vision qui s’étend jusqu’à la génération suivante. Les qualités d’écriture assez incroyables de ce film font qu’il échappe à tout cliché, toute figure connue, c’est brillant.

Si le récit est à hauteur d’hommes, la mise en scène l’est tout autant. Refusant tout effet de style artificiel, Jeff Nichols capte la poésie du désespoir et de la tragédie avec subtilité et finesse. Il prouve sa filiation avec Malick et ses pairs en se laissant aller à des intermèdes sous forme d’errance au milieu des champs de coton, portés par une composition qui rappelle parfois furieusement celle de Nick Cave et Warren Ellis. Avec son scope flamboyant, il n’oublie pas qu’il a quelque chose à raconter et en conteur de talent il maîtrise la narration de Shotgun Stories grâce à 2 éléments d’une intelligence incroyable : les fusils du titre qui se font de plus en plus présents et apportent leur lot de tension et surtout le dénommé Shampoo, sorte de diablotin amenant une mauvaise nouvelle à chaque apparition et provoquant les éléments dramatiques. C’est brillamment exécuté, porté par des acteurs exceptionnels dont l’immense Michael Shannon dans une composition surprenante, c’est un de ces nombreux grands films passés complètement inaperçus en salles et qui ressemble étrangement, en poussant la réflexion, à un récit alternatif à celui du récent Animal Kingdom.