Après 2 films à la gloire du régime au générique desquels on pouvait lire son nom, on espérait vraiment retrouver le grand Tsui Hark aux commandes d’un projet personnel. Peut-être pas le Tsui Hark énervé de la grande époque, mais certainement pas l’exécutant désincarné de The Battle at Lake Changjin. Et bonne nouvelle, Legends of the Condor Heroes – The Gallants nous permet de retrouver cet auteur si passionnant et plutôt en bonne forme.
Avant tout, il faut garder en tête que les 45 années de carrière de Tsui Hark en tant que réalisateur s’articulent autour d’un concept qui est le coeur de son énergie créatrice : réinventer les figures classiques de la culture populaire chinoise au sens large (littérature, cinéma, théâtre…) pour les sublimer et les offrir aux générations futures. On trouve des tas de films dans son immense filmographie qui ne suivent pas ce « dogme » mais c’est dans cette veine que se situent la plupart de ses oeuvres majeures, d’Il était une fois en Chine à Detective Dee, en passant par The Blade ou Green Snake. Il s’était d’ailleurs consacré à 99% à cet exercice depuis 15 ans, jusqu’à ce qu’il accepte de co-réaliser avec Chen Kaige et Dante Lam le diptyque The Battle at Lake Changjin et Watergate Bridge. 2 morceaux de cinéma de propagande pure et dure dont les quelques rares moments d’inventivité dans l’action décomplexée ne parvenaient jamais à cacher la nature fondamentalement gênante. Bref, le temps de 2 films, on avait perdu Tsui Hark le rebelle, celui qui était même capable de pervertir un message nationaliste pour passer la censure. Et peut-être était-ce un mal nécessaire. Une façon de regagner sa « liberté » dans une industrie qui a profondément changé. Quoi qu’il en soit, on le retrouve cette année avec Legends of the Condor Heroes – The Gallants. Un projet de longue date pour le réalisateur qui a toujours plusieurs projets sur le feu, mais celui-ci lui tenait à coeur pour des raisons assez évidentes. Tout d’abord, il s’agit d’une adaptation de La Légende du héros chasseur d’aigles de Louis Cha, véritable institution de la littérature wuxia et première partie de la célèbre trilogie Les Chants du chasseur d’aigles. Et Tsui Hark a évidemment une histoire avec Louis Cha, dans la mesure où il est à l’origine du Swordsman de King Hu et ses suites. Mais ce roman fondateur est également à l’origine d’une série télévisée devenue légendaire et qui compte donc énormément pour le public chinois : The Legend of the Condor Heroes de 1983, avec Felix Wong et Barbara Yung. Une série qui a vu passer quelques têtes bien connues, de Kenneth Tsang à Eddy Ko en passant par Stephen Chow, et même Johnnie To qui a officié en tant que réalisateur. Une institution donc, et ainsi un choix tout à fait logique pour Tsui Hark à plus d’un titre. Alors si on ajoute à ça que Les Cendres du temps de Wong Kar Wai, l’autre chef d’oeuvre du wu xia pian du milieu des années 90 avec son propre The Blade, était déjà une sorte d’adaptation du même roman… difficile de ne pas voir que Legends of the Condor Heroes – The Gallants est, dès sa fabrication, un pur film de Tsui Hark et rien d’autre. Et bien entendu, cela va se confirmer à l’écran.

Si aujourd’hui les wu xia pian fantastiques dopés aux effets numériques pullulent dans l’industrie chinoise, avec des résultats parfois très bons, il faut bien avouer que comparer par exemple Creation of the Gods I avec Legends of the Condor Heroes – The Gallants revient à comparer The Stormriders à The Legend of Zu. D’un côté on a une grosse gourmandise aussi plaisante qu’inoffensive, et de l’autre on a du cinéma. Et ça change tout. Avec ses 2h26 au compteur, son budget plus que conséquent et tout l’héritage qu’il se trimballe, Legends of the Condor Heroes – The Gallants en impose. Et dès les premières secondes, il se montre d’une belle générosité en offrant exactement ce qui était attendu, à savoir une bonne grosse scène de bataille avec une charge de cavalerie filmée comme personne n’est capable de le faire. On peut tout reprocher à Tsui Hark, mais quand il s’agit de mettre en scène de l’action, il est quasiment imprenable et il le prouve là encore. Cette séquence d’ouverture est par ailleurs assez vite expédiée mais prépare habilement le spectateur pour la suite. En effet, si elle transpire la violence « réaliste », elle vient se conclure par la présentation du héros, Guo Jing, qui semble entouré d’une aura pas du tout réaliste. En gros, Tsui Hark nous invite vers un wu xia pian à 2 faces, à la fois film de guerre très terre à terre et film d’arts martiaux volontiers fantastique. 2 aspects qui sont en réalité 2 sujets qui vont s’affronter au coeur même du film : la philosophie guerrière peut-elle cohabiter avec celle des arts martiaux ? Et peuvent-elles se rejoindre sur certaines valeurs cardinales ? Un questionnement qui, dans le dernier acte, mènera à une autre interrogation tout aussi passionnante : qu’est-ce qu’un héros ? Bien évidemment, aucune réponse toute faite à l’arrivée, ni de prise de position politique trop ouvertement hostile ou en faveur du régime. On retrouve le Tsui Hark bien plus malin que ça, qui préfère poser une question ouverte quitte à faire grincer des dents pour mieux passer sous le couperet de la censure. Mais pour en arriver à ce dernier acte, Legends of the Condor Heroes – The Gallants va multiplier les chemins détournés et embrasser ainsi l’héritage de la fameuse série TV de 1983, dont le thème composé par le regretté Joseph Koo résonnera à de nombreuses reprises dès qu’il s’agit de souligner le caractère épique d’une séquence. Cette version de Tsui Hark se concentre sur les 6 derniers chapitres d’une oeuvre qui en compte 40. Il y a donc un choix radical qui est fait au niveau des personnages autant que pour le contexte historique. Et d’autant plus radical que la grande majorité de cet incroyable wu xia pian aux scènes d’action démentielles ne sera absolument pas de l’action. En effet, Tsui Hark fait là encore le choix radical d’axer son récit sur la romance contrariée entre Guo Jing et Huang Rong. Une romance avec de nombreuses scènes bien cheesy, des amants qui s’aiment passionnément, se déchirent sur un malentendu puis vont passer les 3/4 du film à se chercher l’un l’autre. Rien de bien nouveau ceci dit pour les habitués du cinéma de Tsui Hark comme en témoignent The Lovers, Green Snake ou bien sur The Blade. Pendant les premières 30 minutes, qui s’avèrent être un prologue, il va présenter ce couple en détails, de sorte à créer un effet d’attachement assez fort. Non seulement les 2 personnages sont très bien écrits, mais leur relation se bâtit autour de tableaux d’une beauté assez inouïe, à l’image de cette île aux pêchers en fleurs qui vont perdre leur couleur lors d’un drame qui va mettre un sérieux coup d’arrêt à la romance et séparer les deux amants. Et s’il y a bien quelques zones de flou dans le récit, car on reste tout de même chez Tsui Hark, la narration est assez claire. Les amants vont se chercher, encore et encore, se rater, tandis que leur passé et des éléments clés de leur histoire nous sont présentés sous forme de flashbacks.

Tout cela pourrait être un peu ennuyeux voire prêter à sourire parfois, sauf que derrière cette histoire d’amour fondamentale, il y a également la « grande Histoire ». Et là encore, selon 2 axes. Tout d’abord la quête obsessionnelle d’Ouyang Feng, aka « Venin de l’Ouest », un des 5 maîtres de la plaine pour mettre la main sur une technique d’arts martiaux ultime que possèdent les 2 amants Guo Jing et Huang Rong. Et ensuite l’avancée militaire de l’armée Mongole contre les Jing et qui va inexorablement se rapprocher du territoire ami des Song. Donc pour un film jugé « mineur », Tsui Hark va tout de même réussir à jongler avec un récit sur 3 niveaux tous aussi passionnants les uns que les autres sans jamais en laisser un seul sur le carreau. Autant dire que la durée du film est parfaitement justifiée par la densité de son contenu. D’autant plus que Tsui Hark va traiter tout cela avec la générosité qu’on lui connait. Tout dans Legends of the Condor Heroes – The Gallants est exacerbé, sans la moindre peur d’en faire trop. Ce qu’il fait parfois, dans certains ralentis ou certains effets d’incrustation au montage, volontiers datés mais soulignant une volonté de ne pas se plier à la norme du moment. Une approche assez unique qui se retrouve également dans le mode de narration laissant une part principale aux flashbacks mais également dans l’utilisation massive de la voix off. Ou plutôt des voix off, des 2 personnages principaux. Et bien que les deux films diffèrent grandement, cela rapproche encore un peu Legends of the Condor Heroes des Cendres du temps de Wong Kar Wai. Un film dans lequel Leslie Cheung interprétait un jeune Ouyang Feng, sur le chemin pour devenir la figure du mal qu’il est ici. Celui interprété ici par le grand Tony Leung Ka Fai est absolument savoureux et volontiers cartoonesque. Un vrai bad guy sans grande nuance, comme le cinéma HK en a déjà produit des géniaux, et dont la transformation physique traduit la perversion liée à sa soif de pouvoir. Le message n’est pas très fin, mais le film illustre de façon assez belle la lutte intestine qui habite le « monde des arts martiaux », avec d’un côté les pratiquants cherchant la justice chevaleresque, et de l’autre ceux qui ne sont nourris que par le désir d’être les meilleurs en écrasant les autres. Et pour cela Tsui Hark met en place un intéressant rapport d’échelle avec « la guerre » qui devient presque un concept philosophique plus qu’un évènement historique, et où il s’agit évidemment de luttes de pouvoir, qu’il s’agisse de défendre une nation ou d’en écraser une autre pour étendre son empire. Et dans ce film tout de même assez bavard, bien que suffisamment précis dans son écriture foisonnante pour qu’il file à toute allure, Tsui Hark pose de nombreuses questions. Prouvant ainsi qu’il n’a pas encore vendu son âme au Diable du régime concernant l’approche politique de son cinéma. Ici, pas de sacrifice béat de l’individu au profit du groupe et pas de discours guerrier bas du front. Si le film, dans son traitement, ne fait jamais dans la subtilité, c’est tout l’inverse au niveau de son discours. Legends of the Condor Heroes questionne ouvertement ces sujets, comme faisant partie du champ des possibles, mais sans jamais les considérer comme une conclusion satisfaisante. Ainsi, le cinéaste qui jadis prônait le chaos comme alternative viable pour bâtir un nouveau monde, est bien conscient que le chaos est aujourd’hui partout, et qu’il est tellement bien installé qu’il détruit les piliers de la civilisation que peuvent représenter les valeurs chevaleresques ou l’amour tout simplement. Et c’est à travers le personnage de Guo Jing, dans un dernier acte époustouflant, qu’il va faire sa démonstration d’abord par l’action puis par la stratégie.

Et bien que tous les personnages de ce récit foisonnant bénéficient d’un véritable soin d’écriture, c’est Guo Jing qui cristallise l’ensemble des enjeux. Ceux liés à la romance bien entendu, partagés avec Huang Rong et Hua Zheng, dans une sorte de triangle amoureux qui ne se révèle qu’au bout de 45 minutes de film. Mais surtout ceux, à une bien plus grande échelle, liés aux martiaux et à la guerre. Guo Jing est d’ailleurs le personnage qui suit l’évolution la plus complète, de simple apprenti à véritable héros, qui va apprendre différentes techniques et philosophies pour tenter de propager le bien autour de lui. Dans Legends of the Condor Heroes – The Gallants, il va multiplier les pères de substitution, de ses maîtres à Gengis Khan, en passant par Ouyang Feng, le destin des différents peuple à la croisée desquels il se trouve prenant le pas sur son propre désir de venger son véritable père, mort pour ses idéaux. Bien souvent, le film prend les atours d’une véritable tragédie, traitée avec toute l’ampleur et tout le lyrisme qui lui sied. Et bien entendu, l’action, qui n’est pas le coeur du film mais qui le rythme bien volontiers, sait se montrer au niveau. Voire même beaucoup plus. Si le fidèle Yuen Bun, à qui on doit les plus belles scènes d’action et combats de toute la carrière de Tsui Hark, passe faire un petit caméo, c’est le tout aussi doué et légendaire Yuen Woo-ping qui occupe ici le poste d’action director. C’est peut-être un détail mais il n’avait plus collaboré avec Tsui Hark depuis plus de 20 ans, après avoir travaillé sur The Legend of Zu puis Black Mask 2 : City of Masks. Et ses retrouvailles n’ont bizarrement pas été accueillies comme l’évènement qu’elles représentent. D’autant plus que le maître Woo-ping nous sort quelques beaux morceaux de bravoure. Les scènes d’action sont, comme le récit, divisées avec d’un côté des scènes de bataille au sol très violentes et plutôt réalistes, et de l’autre donc tout ce qui touche aux arts martiaux. Et là on a droit à quelques affrontements mémorables. Le premier gros morceau met en scène Guo Jing face à un lieutenant d’Ouyang Feng qui se bat avec un bouclier métallique qu’il peut projeter et qui balance du gaz toxique. Un combat virevoltant à la chorégraphie absolument parfaite, autant dans les mouvements que dans l’utilisation des éléments de décor, et accompagné par une caméra virtuose. Les affrontements directs sont assez peu nombreux dans le film mais s’avèrent tous marquants, à l’image du court mais intense combat entre Huang Rong et Hua Zheng, à l’arme blanche et qui rappelle des affrontements mettant en scène le Detective Dee. Mais le gros morceau est bien évidemment le combat en 2 actes mettant en scène Guo Jing et Ouyang Feng. Le premier acte est montré sous forme de flashback assez expéditif, mais fait déjà la part belle aux différentes techniques à base de vagues d’énergie. Tandis que le deuxième acte n’est ni plus ni moins que le climax du film. Un affrontement titanesque où l’inventivité dans les techniques de combat n’a d’égale que l’énergie d’une mise en scène redoutable d’efficacité et de lisibilité. D’autant plus que la profusion d’effets numériques s’intègre à merveille dans ces étranges paysages désertiques de Mongolie. On retrouve l’énergie folle d’un Zu avec une mise en scène qui rappelle parfois celle de The Blade, avec une caméra qui ne parvient pas à suivre les mouvements des combattants tant ils sont rapides. Un véritable sommet d’action qui s’appuie bien plus sur sa narration visuelle que sur une démonstration d’effets numériques, et qui prouve sans forcer à quel point Tsui Hark reste au sommet et que tous ses concurrents sont très loin de son niveau. Et là encore, il ne s’agit pas simplement d’action pour l’action, le combat ayant une fonction essentiellement narrative dans l’affrontement qui suivra face au Khan et bien plus psychologique que physique. Dans cette quête épique et lyrique à la recherche de la définition du héros, Sean Xiao est excellent en Guo Jing, sorte d’idiot magnifique devenant un sage qui rappelle certains héros du même calibre de la grande époque de la Film Workshop, et belle incarnation de la double identité qui illustre aussi bien Tsui Hark que son oeuvre. Et il est bien entouré avec le duo Dafei Zhuang et Wenxin Zhang qui apportent toutes les deux une belle dynamique au récit. Mais c’est une nouvelle fois Tony Leung Ka Fai qui impressionne dans la peau du bad guy Ouyang Feng, dans une interprétation outrancière mais savoureuse. On notera quelques apparitions savoureuses dont un Jun Hu presque méconnaissable et la légende Ada Choi, bien trop rare à l’écran mais qui brille en jouant la père de Guo Jing.