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L’Espagne est un tel vivier de talents qu’il semble inépuisable. Avec Insensibles, le franco-espagnol Juan Carlos Medina prouve qu’il a hérité d’un bon patrimoine de l’autre côté des Pyrénées et signe un film à la rencontre entre le drame et le thriller qui s’inscrit directement et sans faillir dans la voie tracée par Guillermo Del Toro, Juan Antonio Bayona ou Alex De la Iglesia. Un vrai thriller qui ménage des zones de tension incroyables doublé d’une réflexion sur l’enfance, l’héritage et par extension sur l’histoire de tout un pays. Bluffant.

Avec une gestation frôlant les 8 ans, Insensibles est un de ces projets de longue haleine dans lesquels les auteurs parsèment l’œuvre d’éléments très personnels, et d’autant plus quand il s’agit d’un premier film. Coproduction européenne entre l’Espagne, le Portugal et la France (à travers notamment Tobina Films, la société de production créée par l’ancien de Starfix François Cognard et déjà derrière Amer), Insensibles est de cette race de films qui osent le premier degré sans aucun cynisme, l’émotion grandiloquente, la peur primale et une certaine forme de brutalité frontale ou non. Le film ne cherche pas à inventer un genre ou se plier à un autre, il trace sa propre voie tout en suivant une sorte de code commun à ceux des confrères les plus importants. De l’intime Insensibles vire vers l’ampleur, et du propos presque fantastique vers une certaine forme de réalisme, avant de tout envoyer valser dans un final complètement baroque qui semble flirter avec Tarkovski et les surréalistes, comme une libération cathartique après un douloureux chemin de croix. Pour un premier long métrage, Insensibles impressionne, Juan Carlos Medina faisant preuve d’une maturité qui manque à bien des réalisateurs plus expérimentés.

Le triple prologue, qui vient mettre en place les trois personnages principaux sur deux temporalités éloignées de 80 ans, est à l’image de l’ensemble du film : un mélange des genres et des tons. Un conte avec une petite fille qui joue avec le feu, un film glauque avec ce petit garçon auto-anthropophage et un drame très ancré dans le réel à travers le brutal accident de la route de ce chirurgien auquel il est diagnostiqué un lymphome fatal. Ces trois destins qu’on imagine liés vont tisser un récit extrêmement vaste et à la progression peut-être trop rigide parfois (en particulier dans l’utilisation des jalons chronologiques), mais dans lequel la petite histoire n’a de cesse d’apporter un éclairage nouveau sur la grande. Insensibles est un film très ambitieux, tout d’abord car il construit son drame dans lequel effleure le fantastique à travers les yeux d’enfants, et rejoint ainsi la grande tradition du cinéma de genre ibérique, mais également car il tente d’apporter un regard sur l’Espagne franquiste à travers le prisme du thriller, empruntant ainsi la voie des travaux de Guillermo Del Toro sur L’échine du diable et Le Labyrinthe de Pan, mais également d’Alex De la Iglesia sur Balada Triste ou Agustí Villaronga sur le très beau Pain noirInsensibles est construit comme une rencontre à double sens, celle d’un homme à la rencontre de ses origines et celle d’un pays à la rencontre de sa mémoire effacée. Les connivences avec l’Allemagne nazie, la guerre civile, les centres de détention insalubres et les pratiques odieuses de l’armée fasciste, autant de poids sur un passé que l’Espagne a préféré enfouir mais que des cinéastes n’ont de cesse d’explorer, comme une blessure inconsciente qui touche leur chair. A travers ces enfants insensibles à toute forme de douleur, c’est une nation toute entière à laquelle il manque un élément essentiel pour se construire qui est dépeinte. Connaître, accepter et faire le deuil de la douleur (physique ou du passé) représente ainsi le seul moyen d’accéder à la sérénité. En résulte un récit profondément triste dans lequel tous les personnages semblent avancer à l’aveugle vers une issue tragique, portant tous chaque fois un peu plus le poids du deuil de l’être aimé jusqu’à se trouver profondément changés. C’est pourtant l’espoir qui rythme le film, lui permet de respirer. L’espoir d’un docteur juif allemand exilé qui trouve dans ces enfants traités en parias un refuge et une projection de sa propre histoire, celui d’un homme dont le désir de vivre est plus fort que tout, ou celui d’un enfant perturbé qui trouve l’amour comme unique issue heureuse. Un espoir sans cesse mis à mal par l’irruption soudaine de l’horreur pure, l’horreur humaine transcendée par la guerre dans un pays toujours à la recherche de son identité. Un propos parfaitement relayé par un personnage dans le film, qui qualifie de « très espagnol » le meurtre d’Abel par son frère Caïn.

A travers un propos et des symboliques aussi riches, preuves d’une ambition scénaristique assez folle pour un premier essai et fruit de Juan Carlos Medina épaulé par Luiso Berdejo, le co-scénariste de [•REC], Insensibles développe un traitement d’une élégance tout aussi folle. La mise en scène toujours très posée bénéficie d’un véritable sens du cadre chez Juan Carlos Medina qui joue avec la géométrie autour du point de fuite et la longue focale pour souligner l’isolement de ses personnages, appuyé par un travail remarquable sur la photographie et le clair obscur par Alejandro Martínez, déjà à l’œuvre sur Hierro. Insensibles bénéficie également d’un sens du découpage aigu souligné par un montage toujours fluide et ponctué de transitions sublimes lors des changements d’époque (une trace dans une mare de sang qui devient le tracé d’une route, l’effet est saisissant). En résulte une cohérence graphique et des images de toute beauté qui ajoutent encore au charme presque organique du film, qui n’épargne pas le spectateur au niveau de la violence physique, avec une utilisation toujours juste du hors champ très suggestif mais également son lot d’images chocs et carrément frontales permises par le travail remarquable de la boîte d’effets visuels physiques DDT Efectos Especiales qui avait signé les maquillages de HellboyHellboy II – Les légions d’or mauditesLe Labyrinthe de Pan ou encore Agora, pour se faire une idée du niveau d’excellence de cette équipe. Àlex Brendemühl est excellent dans la peau de cet homme condamné à la recherche de son passé tandis que Tómas Lemarquis incarne à la perfection cette figure du mal personnifié et créé à partir de l’horreur, un monstre romantique comme seul le cinéma espagnol est capable d’en montrer et de rendre humain. Le romantisme à tendance mélodramatique, clé de voute de ce cinéma espagnol, prend dans le dernier acte une puissance inattendue, transformant la séquence finale en une apothéose baroque qui devrait faire frémir les cyniques et vient conclure un récit bouleversant parcouru de fulgurances d’une violence inouïe. Ce lyrisme, qui peut toujours gêner, doit énormément au travail de Johan Söderqvist sur la bande son, ce génie suédois qui avait signé celle du magnifique Morse. Beaucoup de belles choses dans ce premier long métrage, tellement qu’elles occultent sans difficulté ses quelques écarts de conduite et imposent Juan Carlos Medina comme une valeur montante à suivre de très près.

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8
10

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Auteur

Gigantesque blaireau qui écrit des papiers de 50000 signes absolument illisibles de beaufitude et d'illettrisme, d'après Vincent Malausa.

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