3 ans après Pinocchio, le réalisateur mexicain réalise enfin son Frankenstein. Un de ses plus vieux projets, mais surtout un des plus importants tant la création de Mary Shelley infuse l’intégralité de son oeuvre depuis Cronos. Il aurait pu en résulter un pétard mouillé, le fantasme qu’il n’aurait jamais fallu réaliser ou tout simplement un film qu’on aurait déjà vu, dispersé dans les 12 longs métrages précédents du réalisateur. Mais non, fort de son assurance de soixantenaire et d’un budget confortable chez Netflix, Guillermo del Toro réalise une sorte de Frankenstein idéal. Un miracle qui puise à la source du roman pour mieux réinventer le mythe.
Guillermo del Toro le répète à chaque intervention depuis quelques semaines, comme il le fait depuis des années : Frankenstein est certes le mythe fondateur de son cinéma (voir la place que tient la créature du film de James Whale dans sa Bleak House), mais plus globalement de sa spiritualité, de son rapport au monde et à la société. C’est la raison pour laquelle la création de Mary Shelley a autant infusé son oeuvre dans son entièreté : de la quête d’immortalité dans Cronos à la relation entre une humaine et une créature dans La Forme de l’eau, en passant par Nomak dans Blade II, la nature marginale de Hellboy, et plus globalement toutes les illustrations des rapports parent/enfant compliqués présents dans tous ses films. Même son Pinocchio déborde du mythe de Frankenstein, en plus de réaliser une autre de ses obsessions. Ce film, qui a pu voir le jour grâce à Netflix après plusieurs tentatives infructueuses, rejoint ainsi la liste des accomplissements obsessionnels de grands réalisateurs. Des projets souvent casse-gueule et souvent décevants, tant ils cristallisent tous les éléments de la nature profonde des oeuvres de ces cinéastes, autant que l’attente démesurée du public amateur des artistes en question. On peut citer, afin de balayer tout le spectre, des films tels que Megalopolis, Gangs of New York, Avatar ou King Kong. Parfois, il faut que ça se fasse, mais parfois il aurait mieux valu que ces projets restent de l’ordre du fantasme. Concernant Guillermo del Toro, on pouvait craindre ce qui pourrait s’apparenter à un retour en arrière, tant La forme de l’eau mais surtout Nightmare Alley semblaient orienter le cinéaste dans une nouvelle et passionnante direction. Mais il lui suffit de quelques secondes pour balayer tous les doutes. Oui, avec Frankenstein Guillermo del Toro concrétise un vieux rêve obsédant, mais il réussit surtout à enfin offrir au roman de Mary Shelley une adaptation qui lui serait parfaitement fidèle. Non pas une transposition bête et appliquée, mais une réappropriation totale qui conserve l’essence même de l’oeuvre. Ce que n’était pas le Frankenstein de James Whale qui, tout en étant indéniablement un des plus grands chefs d’oeuvres de l’histoire du cinéma fantastique, était avant tout une adaptation de la pièce de Peggy Webling.

Pour son introduction, Guillermo del Toro frappe fort en ouvrant son récit sur les plaines de l’Arctique. Une note d’intention limpide : les crédits comme s’ils étaient écrits à la plume, une ouverture au titre de “Prélude” et le Capitaine Anderson comme premier personnage à apparaître à l’écran. Cette adaptation sera passionnément littéraire, renouant enfin un véritable lien avec ses origines. Et d’ailleurs, si del Toro n’utilise jamais les lignes de Mary Shelley telles quelles, ses lignes de dialogues semblent toutes en adopter la nature. Pourtant, dans son prélude, Frankenstein va se donner des airs de blockbuster fantastique, comme si le réalisateur devait passer par là pour ensuite embrasser le romantisme de son récit. La rencontre avec Victor utilise des codes très horrifiques, tandis que l’apparition de la créature, alors forme presque fantomatique, renoue avec le spectaculaire auquel del Toro nous avait habitués avec Blade II ou Pacific Rim. L’affrontement avec l’équipage du navire coincé dans la glace est dantesque. La créature y est dépeinte comme un monstre implacable et invincible, dont les paroles ne sont que des hurlements semblant venir d’outre-tombe. 10 minutes de terreur et d’action dans un décor gigantesque et magnifique, où les corps volent et se disloquent sous la puissance des coups. La caméra de del Toro y est très mobile, et le montage acéré, pour mieux capter la fureur qui anime cette créature si effrayante. Une introduction tonitruante pour mieux se préparer au déluge d’émotions à suivre, et pour lequel del Toro adopte la structure originale du récit conté d’abord par Victor Frankenstein puis par la créature. Cela en effectuant des retours récurrents au “présent”, sur le bateau, et en utilisant la voix off des personnages, comme pour émuler la structure épistolaire du roman original. Et c’est là que prend vraiment racine cette vision de Frankenstein, à travers laquelle Guillermo del Toro va raconter SA version du mythe, mais également avec laquelle il va beaucoup parler de lui. Celui qu’on a un peu trop réduit à un “amoureux des monstres” a trouvé une sorte de refuge dans les créatures fantastiques, pour se protéger d’un paternel qu’on devine extrêmement dur avec lui. Comme beaucoup d’enfants “différents”, del Toro a souffert de ne pas correspondre aux attentes de son père, tout en bénéficiant fort heureusement de la présence bienveillante de sa mère. Ainsi, là où d’autres auteurs ont cherché à “moderniser” des mythes du fantastique à travers une approche très cérébrale, à l’image de Robert Eggers avec son très beau Nosferatu, Guillermo del Toro opte assez logiquement pour une approche très viscérale et organique. Une vision qui lui ressemble et dans laquelle il injecte ses obsessions et sa propre histoire. Plutôt que de simplement “adapter” Mary Shelley, il semble se glisser dans sa peau et écrire son propre Frankenstein. C’est assez troublant tant on a l’impression d’en voir une transposition parfaite alors qu’il opère des changements très importants.

Passionnément gothique et romantique, le film s’inscrit dans une veine qu’il avait déjà brillamment tracée avec Crimson Peak, où les sentiments exacerbés s’accordent au faste d’une direction artistique incroyable. Les concepts de Guy Davis, qui collabore avec del Toro depuis Pacific Rim, les décors de Tamara Deverell, qui l’accompagne pour sa part depuis la série The Strain, ou encore les costumes de Kate Hawley, également présente depuis Pacific Rim, apportent une incarnation presque charnelle au récit. Au moins autant que la lumière extrêmement sophistiquée de Dan Laustsen, qui va malheureusement souffrir d’une sorte de “filtre Netflix” au niveau de la colorimétrie qui rend l’ensemble étrangement artificiel sur un écran TV. Mais beaucoup moins lors des projections au cinéma, exceptionnelles sur notre territoire. Au rayon de ce qui fâche sur le plan visuel, il faut bien avouer que la beauté de l’ensemble souffre d’effets numériques qu’on ne peut qualifier que de dégueulasses. Notamment les animaux de synthèse qui choquent face au soin apporté à tout le reste, et notamment tous les éléments fabriqués “en dur”. Pourtant Guillermo del Toro a largement prouvé par le passé ce dont il était capable avec les effets spéciaux numériques. Cependant, si ces éléments sont moches, ils ne le sont finalement pas plus que chez Tsui Hark ou S.S. Rajamouli, et del Toro a suffisamment de talent pour raconter son histoire et la mettre en scène sans que ces ratages numériques ne viennent plomber le film. Oeuvre aussi intime qu’érudite, Frankenstein plonge tête baissée dans le chaos mental provoqué par la toxicité de la figure paternelle. A sa manière, il explore le cycle génétique de la violence masculine qu’il oppose à une spiritualité et une ouverture au monde plus féminine en ce qui le concerne. Plus clairement il oppose la figure du père, qui décide que Victor sera un chirurgien garant de son nom, par la violence psychologique et physique, à celle de la mère, sorte de cocon protecteur lui permettant de s’évader. On retrouve cette opposition dans l’image de l’ange noir, créature issue des cauchemars de Victor qui apparaitra 3 fois comme autant de renaissances du personnage. D’abord en lui imposant sa quête de la vie éternelle, ou de vaincre la mort. Ensuite lors de la réalisation de sa quête. Puis une dernière lorsqu’il réalise qu’il n’est plus rien. L’ange noir se faisant de plus en plus effrayant, passant de figure de vie à figure de mort. On peut y voir la prise de conscience de Victor, demi-avatar de del Toro, réalisant qu’il est devenu son père : il répand la mort dans sa quête de vie, comme son père qu’il tient pour responsable de la mort de sa mère alors qu’il était un brillant docteur. Tout ceci pourrait paraître bien naïf si Guillermo del Toro n’y mettait pas autant de coeur. Un ingrédient qui ne manque jamais à ses films et qui les rend si attachants, mais qui ici prend des proportions assez phénoménales. Car s’il projette en Victor Frankenstein ses pires démons, de l’ange déchu à Prométhée, génie maléfique et incarnation du mâle à l’égo destructeur, son regard bascule en même temps que son coeur du côté des figures qui se dressent à ses côtés. Sa mère d’abord, puis Elizabeth (pas un hasard si Mia Goth interprète les deux) et la créature. Des personnages qui se suivent dans la vie de Victor dans des relations d’attirance/répulsion complexes tandis qu’il cherche à créer la vie à partir de la mort. Toute la partie du récit de Victor est passionnante de précision dans sa construction. del Toro réussit le miracle de faire oublier un temps le film matriciel du mythe de Frankenstein en imposant une vision vraiment solide. Il compose des séquences qu’il sera difficile d’oublier, trouvant de la beauté dans ce qui parait si repoussant (comme Elizabeth et sa passion pour les insectes). On peut citer la séquence de l’amphithéâtre, très impressionnante avec son demi-écorché qui prend vie brièvement. Mais le clou du spectacle est bien entendu la création de la créature. D’abord l’assemblage de ces morceaux de corps récupérés sur un champ de bataille, et monté comme un passage musical. Puis l’expérience en elle-même, par une nuit d’orage et qui s’impose comme un des plus beaux hommages aux classiques du fantastique. Puis del Toro opère un changement radical. Sans l’amour d’Elizabeth, et arrivé au bout de son projet, Victor devient une sorte de coquille vide réduite à des émotions primaires. Comme si son désir de vie s’était éteint au moment où il l’avait créée. Il est d’ailleurs intéressant de noter à quel point la notion d’horizon est importante dans le film. Victor dit clairement qu’il est arrivé au bord du monde et qu’il ne voit plus d’horizon, au moment où la créature est née. Sa chasse finale le mène au pôle Nord où la tempête et le blanc immaculé du décor font disparaitre l’horizon. Le nouvel horizon de sa vie devient l’Horisont, nom du navire pris dans la glace et dans lequel tout va s’achever. Et évidemment, l’horizon baigné de la lumière du soleil qui abreuve la créature dans le magnifique plan final.

Et c’est assez logiquement que le film va atteindre des sommets lors du récit de la créature. Tantôt Adam, tantôt Lucifer, la créature passe de nouveau né à Ange rédempteur et se trouve être assez logiquement le personnage qui bénéficie du plus de soin. Tout simplement car c’est sans doute celui dans lequel se projette le plus del Toro. Mais c’est surtout celui qui représente l’angle le plus lumineux du récit. Au premier abord, on serait tenté d’y voir une sorte de coquille vide, une simple création, l’ultime conquête de Victor (le conquérant) et donc le produit d’un seul homme. Malgré qu’il soit littéralement fait de multiples êtres humains. Lors de leur première véritable rencontre, à la sortie du second cauchemar de Victor, ce dernier intime à la créature, qui reproduit chacun de ses mouvements, d’adopter une pose christique pour se baigner de la lumière du soleil. Plusieurs choses importantes se jouent à ce moment-là. La créature reprend la pose qu’elle avait au moment où elle a été frappée par la foudre, et donc au moment où la vie est entrée en elle. Et il est amusant de voir que cette pose correspond à la crucifixion du Christ et représente la Mort dans l’inconscient collectif. Mais à ce moment, quand Victor s’adresse à sa création, il utilise énormément le mot “sun”, soleil en anglais mais qui est phonétiquement similaire à “son”, fils dans la langue de Shakespeare. Là encore, on peut trouver ça lourdingue mais aussi très beau si on met un peu de côté son cynisme. La portée de la phrase “Sun/Son is life” est immense dans ce que nous raconte ce Frankenstein et elle va accompagner le parcours de la créature jusque à la toute fin. Ce parcours va s’avérer extrêmement touchant, opposant le regard névrosé de Victor à celui d’Elisabeth. Quand l’un voit un échec scientifique, voire philosophique, l’autre y voit un être humain à l’aube de sa vie, chaque partie de son être ayant déjà traversé la mort. Un nouveau né dont la pureté n’a pas pu être salie par la seule présence de son “père” dans le laboratoire, et qui semble avoir bénéficié de la présence maternelle purement symbolique de la Gorgone lors de sa conception. A travers le voyage de la créature, del Toro dresse un portrait qu’on n’avait jamais vu. Plein de tendresse et de poésie, d’amour pur et de culture, mais sans la moindre naïveté face à la brutalité de l’être humain. Chaque humain que la créature croise et qui peut voir son apparence aura un comportement violent avec elle. A l’exception d’Elizabeth, seul humain “pur” du film (le vieil homme aveugle, aussi bon soit-il, a commis un crime qu’il cherche à expier depuis) dont l’existence sera finalement éphémère comme ce papillon qu’elle montre à Victor. Les hommes ne sont que violence gratuite, chaos et vanité. Elle et la créature sont capables de voir la beauté en toute chose, même confronté·es à l’horreur. Intelligemment, del Toro ne traite pas la fabrication d’une compagne à sa créature. Il préfère se concentrer sur son cheminement spirituel, sa compréhension des hommes et sa quête de sens. Au fil du récit, son apparence presque immaculée, et fortement inspirée du Saint Barthélemy écorché de Marco d’Agrate, va se complexifier en même temps que s’effacer sous des couches presque informes. La créature, incarnée par un Jacob Elordi tout simplement impressionnant, devient ainsi une sorte de moine, parvenu à une forme de plénitude. Une masse de sagesse (un “maître” littéralement) dont le feu contenu pourra accompagner son créateur qui deviendra enfin le père acceptant le pardon de son fils. L’ultime séquence sur le navire est bouleversante, apportant un point final à la seule adaptation de Frankenstein capable de se mesurer au classique parmi les classiques. Simplement car Guillermo del Toro est qui il est grâce à Frankenstein, et qu’il a surtout réalisé un pur film de Guillermo del Toro. C’est à dire un film conscient de l’horreur que propagent les hommes aux générations qui suivent, mais qui sait chercher là où on s’y attend le moins ce qui fait tout de même la beauté de l’humanité. Un film de grand rêveur, ce qui le rend si beau.


