Aujourd’hui c’est Victor Norek, créateur de la chaine YouTube Le CinématoGrapheur qui analyse avec érudition de nombreux classiques du cinéma contemporain, qui revient sur sa passion du 7ème art au fil des années. Un parcours atypique qui montre les divers détours que l’on peut être amené à emprunter avant de pouvoir exprimer pleinement sa passion.
Ian Malcolm, blessé à la jambe, crie à ses compagnons de revenir le plus vite possible. La voiture démarre, mais de la végétation surgit un Tyrannosaure qui se met à les pourchasser, de plus en plus près, il se rapproche ! J’ai huit ans, je suis terrifié, on voit les mâchoires du T-Rex se refermer dans le rétroviseur du véhicule. Et à cet instant, mon père explose de rire en disant « c’est très bon, c’est très intelligent ça ! ». Je suis médusé, totalement sorti du film, parce que je ne comprends pas la réaction de mon père, très amusé parce que le fameux rétroviseur portait l’inscription suivante « Objects in mirror are closer than they appear » (les objets dans le miroir sont plus proches qu’ils ne semblent), renvoyant ainsi au regard des personnages, replaçant également le dinosaure dans quelque chose de connu, renforçant ainsi l’identification avec les personnages tout en les plaçant, comme nous, spectateurs regardant une image dans un cadre, travaillant par la même occasion la notion de représentation et tant d’autres idées chères à Spielberg, que mon père avait entrevues par l’intermédiaire de ce plan.
De mon côté, je voyais juste un dino géant courser des scientifiques pour les bouffer. Mais ce moment précis m’a bouleversé. Si mon père avait trouvé la façon dont était présentée la scène intéressante, que ça l’avait marqué, c’est que quelqu’un en faisant le film avait pensé à une façon particulière de représenter cette scène en faisant l’effort de ne pas simplement filmer le dino, mais de cadrer le dino à travers un miroir, un miroir qui était défini comme tel par des inscriptions. Et donc que le film n’était pas arrivé tout cru comme ça sur mon écran, mais que quelqu’un l’avait bel et bien conceptualisé. Et à 8 ans, ce fut une révélation : il y avait des gens qui faisaient ce que je voyais au cinéma et à la télévision, et ces gens réfléchissaient, et ça, c’était cool.
À partir de ce moment, je me suis mis à regarder tous les films que je pouvais grâce à notre abonnement au câble. Chaque semaine, j’épluchais le gros magazine Télé Câble Satellite et je programmais le magnétoscope pour enregistrer à toute heure du jour et de la nuit les films des chaînes TCM ou Ciné Cinéma inclues dans notre bouquet (j’avais demandé le bouquet spécial cinéma à mes parents) qui étaient notés 4 étoiles sur le magazine grâce à des VHS de 5 heures (celles de EMTEC, les seules qui permettaient d’enregistrer 2 films un peu longs en entier sur une seule bande vidéo ! [qu’est-ce que j’ai aimé cette époque…]), films que je regardais après avoir fini mes devoirs le soir, mes parents à cette époque travaillant tous les deux très tard.
Les années passant, j’ai ENFIN eu accès au rayon « films interdits aux moins de 12 ans » des vidéo-clubs, et j’ai passé mes vacances d’été à écumer ce rayon du vidéoclub et à les regarder sur la vieille télévision cathodique de ma grand-mère, mélangeant films incroyables et bouses immondes dans un appétit sans fin.
À 14 ans, tout mon argent de poche et celui que je gagnais en faisant des babysittings ou des spectacles de magie (oui oui) passait dans l’achat de DVD, faisant grandir peu à peu mon début de collection. Et puis un jour, à la veille de l’été, alors que mes parents étaient partis avant moi en vacances, j’ai mis Mission: Impossible 2 dans le lecteur DVD… Une première fois… Puis je l’ai remis et ai revu le film immédiatement après une deuxième fois, puis une troisième fois. Et ainsi cinq fois en deux jours. J’ai rejoint mes parents en train et arrivé là-bas je leur ai dit « papa, maman, je veux faire du cinéma ».
Bon… Contrairement à toute attente, pas de réaction spécialement négative de leur part, plutôt un « réussis bien à l’école et tu pourras faire ce que tu veux si tu as un bon travail ». Cet été-là, ma grande cousine, mon aînée de 20 ans, passionnée de cinéma, a trouvé chez Emmaüs un vieux jeu de société nommé Généric, où on avance sur un plateau en faisant deviner actrices, acteurs et réalisateurs (pré-1987, date d’édition du jeu, et ma date de naissance, signe du destin). Et je me suis rendu compte que malgré tout ce que j’avais ingurgité comme films, je n’aurais jamais pu faire deviner à qui que ce soit Ava Gardner ou Rock Hudson, sans parler des réalisateurs, dont je n’en connaissais qu’une minuscule poignée… .
J’ai donc pris l’ordinateur familial, les cartes du Généric, et je me suis fait une liste recoupant acteurs, actrices et réalisateurs pour établir un fichier nommé « À voir impérativement » (que j’ai toujours, à jour !), contenant une liste de réalisateurs, avec 3 films de chacun à voir (impérativement donc). J’ai eu l’aide d’un grand ami cinéphile de mes parents pour choisir lesquels 3 films étaient les plus importants dans la carrière de chacun, dans le but de consolider ma culture, et surtout DE NE PLUS JAMAIS PERDRE UNE SEULE PARTIE DE GÉNÉRIC DE MA VIE !!
Et c’est avec un esprit de complétude absolue que je me suis mis à regarder chaque ligne de cette liste, en ouvrant un compte de location de DVD par voie postale, où on pouvait en commander 5 à la fois, en achetant sur E-bay une collection chinoise piratée de l’intégrale des films d’Hitchcock et en trouvant sur Morpheus des versions compressées avi. des films que je ne pouvais pas trouver autrement… . Ma cinéphilie était née. Maintenant, il fallait en faire quelque chose… .
Deux ans plus tard, dans l’optique de faire du cinéma, mais étant trop jeune pour entrer dans une école, j’ai intégré les Cours Florent, une école de formation pour les comédiens. Un endroit où j’ai eu la chance incroyable de participer, parmi la multitude de cours que l’école proposait, aux cours d’esthétique filmique d’Augustin Burger, qui ont littéralement transformé ma vie.
Si j’avais intégré au départ les cours Florent pour faire du cinéma en tant qu’acteur, grâce à Augustin, je savais désormais que ma voie était dans la réalisation. Cet homme avait tout vu, et surtout tout compris et nous apprenait à analyser des films, quelque chose qui m’était totalement inconnu jusqu’à présent. Un film était pour moi un objet de divertissement, quelque chose qui racontait une histoire, même si certains cinéastes avaient une forte personnalité, comme Tim Burton ou Spielberg. Mais je ne me doutais pas que le cinéma pouvait être un moyen d’expression artistique extrêmement puissant, ou du moins pas de la façon aussi pointue qu’Augustin nous l’a fait découvrir, nous faisant comprendre que la composition d’un plan, qu’un mouvement de caméra, qu’un changement de mise au point, qu’un choix de couleur, que tout pouvait avoir une signification. Qu’un cinéaste, enfin, qu’un grand cinéaste, pas Luc Besson quoi (ma haine de Besson me vient de cette époque, quand j’ai compris que c’était le degré 0 du cinéma, moi qui étais auparavant un grand fan du Cinquième élément…), ne filmait pas quelque chose juste parce que c’était joli ou fun, mais qu’il pouvait avoir une vision, raconter à travers le langage des images quelque chose qui aille plus loin que le simple scénario, aller au-delà de l’histoire qu’on raconte. Comme la réflexion d’Hitchcock sur la place du spectateur dans Psychose, sur la place du réalisateur dans Fenêtre sur cour, les interrogations de DePalma sur justement le cinéma d’Hitchcock dans Pulsions, Obsession ou Body Double, où les citations au maître vont en fait servir le propos de la mise en scène. Dans Sisters par exemple, où DePalma fracture littéralement le récit en deux au milieu de son film, avec l’utilisation du split-screen, où on a un hommage à Psychose d’un côté de l’écran, et à Fenêtre sur cour de l’autre, chaque référence creusant l’identité de chaque récit.
Bref, ces cours furent une révélation ; ce fut l’époque où j’allais cinq fois par semaine à la cinémathèque pour découvrir les rétrospectives d’obscurs cinéastes qui font maintenant partie de mes favoris, je pense à Douglas Sirk, et toute cette intensité artistique et les encouragements d’Augustin me poussèrent à tourner mon premier court métrage : À l’aube de la nuit, où j’allais pousser à bout ce système d’analyse de film. J’ai essayé de mettre le plus de réflexion possible dans chaque plan. Chaque composition, chaque mouvement, chaque musique, chaque couleur, chaque élément était signifiant. Tellement qu’en le revoyant aujourd’hui, j’ai du mal à me souvenir de tout ce que j’avais voulu dire à l’époque… .
Un jour, Augustin est mort de façon fulgurante, et moi, j’avais 17 ans, et j’avais perdu mon mentor. Un peu perdu, sachant que les écoles de cinéma françaises privées ne menaient pas forcément à réussir dans le milieu, si un élève sur mille sort un jour un film c’est déjà bien, et un peu sous pression familiale, j’ai intégré la première année de médecine, tout en préparant le concours de la FEMIS, « la » grande école de cinéma française.
J’ai eu mon année de médecine et j’ai majoré le premier tour du concours de la FEMIS, sur une analyse d’un extrait d’un film de Bergman (merci Augustin).
Gonflé à bloc, je suis allé passer le deuxième tour me sentant déjà gagnant, mais me suis retrouvé confronté à un jury que je me suis antagonisé très rapidement, ne partageant pas du tout leur vision du cinéma. Ils voyaient ça d’un côté très pratique franco-française où l’intelligence vient du scénario et non de la façon dont on le réalise. Ils ne partageaient pas du tout la vision artistique que j’avais du cinéma, où on peut trouver une œuvre d’art absolue autant chez Godard que chez James Cameron. J’ai compris que c’était fini en voyant leur regard quand j’ai déclaré que David Fincher était l’avenir du cinéma, nous étions en 2005, il était encore considéré comme le clippeur qui faisait joujou avec ses images de synthèse dans Panic Room, un vulgaire amuseur de foules, et encore. J’ai donc minoré le deuxième tour, la fougue de la jeunesse et ma passion m’empêchant d’avoir assez de recul pour leur dire ce qu’ils voulaient entendre, que le Chinémâââ c’était Cannes et surtout pas Avoriaz ou Gérardmer.
Avec le frein et le ressentiment de cette grosse déception et les études de médecine se continuant, j’ai mis de côté le cinéma, peu à peu. Alors j’ai bien animé un Ciné-club à la fac, où je projetais une fois par mois un film et l’analysais après, faisant découvrir aux 12 paumés qui venaient me voir la richesse du langage du cinéma. J’y ai mis beaucoup d’énergie, pour parfois des séances où nous étions seulement 4 (moi compris) quand je leur montrais Délivrance de John Boorman… Je bossais presque plus sur mes analyses d’Alien, de Jurassic Park et de Shining que sur mes cours.
Je suis parti un an en échange au Vietnam pour écrire ma thèse, un an sans cinéma. J’ai commencé à travailler et ai mis totalement de côté ma passion et mes convictions, me faisant prendre peu à peu dans la vague des films Marvel sans trop y réfléchir.
Et puis Mars 2020 est arrivé. BOUM, CONFINEMENT !. Après 9 ans d’exercice en tant que chirurgien-dentiste, et commençant à m’emmerder ferme dans mon métier, loin du milieu artistique qui me faisait tant respirer, maintenant obligé de rester cloitré à la maison, cette vieille marotte de l’analyse de film m’a titillé. J’y ai donc réfléchi. J’ai commencé à regarder ce qui se faisait sur internet. C’est là que, 3 ans après tout le monde, j’ai découvert Le Ciné-club de M. Bobine. Et je me suis dit « c’est ÇA que je veux faire, ils ont tout compris » ! J’ai donc ressorti mes vieilles analyses et ai commencé à les retravailler pour un format face caméra à l’oral. J’ai trouvé sur le bon coin une rangée de vieux fauteuils de cinéma et j’ai tourné les trois premiers épisodes dans mon salon. Hop, Le CinématoGrapheur était né. Un nom que je regrette maintenant, trop professoral, pas assez catchy, mais bon, j’étais lancé et je respirais à nouveau, je revivais le cinéma, en écrivant mes textes entre chaque patient, prenant parfois beaucoup trop de retard et me désintéressant de plus en plus de la carie de madame Michu au profit des arabesques formées par la caméra de Tim Burton à l’entrée de Pam dans le jardin d’Edward aux mains d’argent, radicalement opposée aux plans fixes utilisés pour filmer la ville, la métaphore était parfaite pour mon état d’esprit.
Même si percer sur Youtube est très dur avec la rude concurrence, surtout proposant des analyses pointues et un format beaucoup trop long, j’ai quand même eu la chance après à peine 3 mois d’existence, de faire une collaboration avec mon idole Rafik Djoumi, qu’Augustin m’avait fait découvrir à l’époque avec son blog légendaire Matrix happening. Quelques mois plus tard, ce fut la consécration, une collaboration avec M. Bobine, la chaîne qui m’avait donné le déclic, validant ainsi pour moi tous ces nouveaux choix de vie, et me donnant par la même occasion la volonté de prendre une année sabbatique pour me consacrer à ma chaîne.
Me voilà donc, de retour dans une cinéphilie avertie, dans l’espoir de développer chez certains un regard éclairé sur le langage de l’image et lutter contre celui que j’étais lorsque je me suis fait embarquer par Marvel, pour ne plus jamais redevenir cette personne.
Je suis conscient que cette introspection sur ce qu’était ma cinéphilie s’est peu à peu transformée en mini-biographie, mais comme ma cinéphilie a évolué avec le temps et les événements de ma vie, ça me paraissait naturel.
Merci de m’avoir lu, peut-être que vous vous retrouverez sur certains éléments. J’ai essayé de développer plus une idée de ma prise de conscience de ce qu’est l’art cinématographique et non un parcours cinéphile de film en réalisateur, j’espère que vous me le pardonnerez.
Vive le cinéma, mais surtout, vive le septième Art !
Victor Norek
Propos recueillis par Yoan Orszulik. Vous pouvez retrouver Victor Norek sur sa chaine YouTube Le CinématoGrapheur ainsi que sur Facebook et Twitter.