Aujourd’hui c’est Charlotte Dawance-Conort, anciennement professeur de cinéma, mais également animatrice des podcasts Les pieds dans la gueule et Motif : cinéma, et rédactrice pour le site Sueurs Froides, qui revient sur sa passion pour le cinéma à travers les annnées. Des projections familiales, jusqu’à son métier de professeur, en passant par des rencontres marquantes et le plaisir de transmettre son amour du 7ème art au plus grand nombre.
Vers l’âge de 8 ans, j’ai vu un film qui a donné à ma vie sa direction. C’était Brazil de Terry Gilliam, j’ai immédiatement eu envie de faire des films et ça ne m’a pas quitté.
Les films que j’ai vus dans l’enfance ont parfois créé chez moi un mélange de frayeur et d’émerveillement. Ces images qui m’ont fait peur à l’époque se sont imprimées dans mes souvenirs et font partie de mon patrimoine imaginaire. Je me souviens d’Atreyu dans L’histoire sans fin, s’apprêtant à traverser un passage entre deux sphinx, au risque de mourir s’il venait à douter de lui-même. Un corps de chevalier git au sol. Le vent soulève la visière de son casque et un visage carbonisé apparaît. Face à certains films, il y a eu comme une conscience de quelque chose d’interdit, quelque chose que je ne comprenais pas encore et que je ne devais pas comprendre pour mon propre bien. Le cinéma m’a confronté à l’idée de mort avant que la mort elle-même ne surgisse dans ma vie, et surtout, des images de la détérioration du corps. Le vieillissement irréversible de Walter Donovan dans Indiana Jones et La dernière croisade, le corps d’un troll qui se déchire et devient une boule sanguinolente de chair dans Willow, Mercredi Addams qui transperce des poches de faux sang dissimulées sous le costume de scène de son frère, répandant un liquide rouge partout lors d’un spectacle scolaire (scène qui m’a effrayée au point de demander à quitter la salle de cinéma), le corps d’E.T. abandonné, enveloppé dans un drap blanc, livide, couché au bord de l’eau.
Ces scènes m’ont marquée de manière permanente, je les ai revues plus tard avec distance, mais le souvenir de l’effroi est resté. D’autres histoires ont tapissé mon imaginaire, entre inquiétude et merveilleux, appelant à développer en esprit tout un univers que les films nous tendaient comme des clés pour ouvrir un monde mythique : La Belle et La Bête (celui de Cocteau mais aussi celui des Studios Disney), Les Goonies, Qui veut la peau de Roger Rabbit ?, Princess Bride, Legend, Brazil et beaucoup d’autres.
En fait, j’ai eu la chance d’avoir une famille qui aimait les films. Avec mon grand-père on regardait James Bond, ma grande-tante adorait Lino Ventura et Jean Gabin, et ma mère enregistrait les films à la télé et découpait les résumés et critiques du journal pour les coller sur la boîte en carton des vhs vierges. Certains films, je les ai imaginés avant que mes parents m’autorisent à les voir, en essayant de décrypter les images au dos des vhs, comme 58 minutes pour vivre, Robin des Bois: Prince des voleurs, Le chaînon manquant, Gremlins 2: La nouvelle génération, Ghost. De mon côté, je découpais les photos des programmes télé pour les coller dans mon agenda, je collectionnais les affiches dont les murs et le plafond de ma chambre étaient couverts.
Et puis, il y a eu la joie d’entrer dans un cinéma. Je ne sais pas quel est le premier film que j’ai vu en salle. On m’y a emmenée assez tôt, dans des petites salles qui diffusaient des films pour enfants. Je me souviens de Taram et le chaudron magique (une séance perturbante), de L’île aux pirates, de L’Histoire sans fin 2. Je me souviens de la première fois que mes parents m’ont emmenée voir un dessin animé, seule avec eux, c’était Aladdin ; je me souviens du premier film que j’ai vu seule avec une amie, c’était Le Roi Lion.
J’aurais pu oublier certains films si la séance n’avait pas été mémorable. Hannibal : une spectatrice poussait des cris de dégoût faisant éclater de rire l’assistance ; Sexcrimes : le chaos avait envahi la salle, des spectateurs étaient debout sur les fauteuils, lançaient des projectiles sur l’écran, hurlant dès qu’une scène devenait suggestive. D’autres films ont été de vraies expériences sensorielles. Buzz Aldrin facétieux qui arrive sur la scène du Grand Rex, avançant comme en apesanteur pour aller serrer la main de Keir Dullea avant la projection de 2001 : L’odyssée de l’espace ; Les 17 minutes sans dialogue du début de There Will Be Blood qui m’ont immédiatement persuadée que j’étais en train d’assister à un grand film ; les 3 séances qu’il m’a fallu pour me laisser apprivoiser puis emporter par The Tree of Life, film qui ne me quitte plus depuis.
De mon enfance à la fin de l’adolescence, mon cousin a été mon compagnon de cinéma. Ados, on a écumé les salles parisiennes, on est tout allé voir. Il nous est arrivé de descendre du train en revenant de vacances et de courir pour déposer nos affaires chez nous et nous précipiter dans une salle de cinéma pour pouvoir assister à la prochaine séance. Pendant la fête du cinéma, on étudiait les horaires, l’emplacement géographique des salles, le temps qu’il nous faudrait pour aller de l’une à l’autre, afin d’assister au plus grand nombre de séances possibles. On a bouffé du cinéma en salle et des films chez nous, sans même avoir conscience que ça nous construisait, sans avoir tout de suite d’esprit critique. Tout était merveilleux, tout était génial, tout était extraordinaire. Les dessins animés de Don Bluth, les Batman de Burton, Last Action Hero, Rock, The Truman Show, Old Boy, Avalon, Les fils de l’homme… .
À 15 ans, lors d’une avant-première d’un de ses films, j’ai été rencontré Jean Becker, timidement, tête baissée, poussée par mes parents. Je lui ai demandé comment faire pour accéder à son métier. Il m’a répondu très gentiment qu’une de ses difficultés était le travail que lui demandait les recherches nécessaires pour chacun de ses films, par manque de connaissance : « Faites des études qui nourriront votre culture générale. » Je me suis lancée dans les études littéraires, j’ai appris à analyser, j’ai adoré ces trois années où chaque jour éclaircissait des œuvres littéraires, cinématographiques, artistiques. J’y ai aussi rencontré un professeur de Lettres classiques, M. Frédéric Lévy, un des membres fondateurs de Starfix, qui m’a permis de rencontrer de nombreuses personnes par la suite, et je ne l’en remercierai jamais assez. À cette période, j’ai cherché des cinématographies que j’ignorais ou que je connaissais peu, des films de tous les pays, dans des cinémas où nous n’étions parfois pas plus de 3. J’ai consolidé mon socle avec Rossellini, Pasolini, Buñuel, Godard, Tati, Hitchcock, Ford, Tarkovsky, Griffith, Dreyer, Bergman, Lang et tant d’autres, du cinéma classique et patrimonial et parfois bien plus confidentiel. Et puis je suis entrée en école de cinéma où j’ai rencontré d’autres amateurs, qui aimaient d’autres films encore, avec qui on a partagé nos coups de cœur.
Nous avions l’habitude d’aller au cinéma en famille le matin, à la première séance, 9h, pour aller voir des films, ce qui nous laissait le temps de débriefer au déjeuner. Parler des films, entendre parler des films. Petite en vacances, je racontais en intégralité les longs-métrages que j’avais vus à mes compagnes de promenade. Elles m’en parlaient encore des années plus tard. J’ai soûlé mes parents, toute ma famille, de mon obsession du cinéma. Je me suis fâchée parfois, j’ai été intransigeante quand je n’étais pas d’accord avec mes interlocuteurs. J’ai arrêté de me mettre en colère et j’ai pris le parti de transmettre cet amour : en étant prof de cinéma, en animant quelques présentations de films en ciné-club, en écrivant des articles, en participant à des podcasts. J’ai rencontré des gens qui ont été des professeurs exceptionnels et qui m’ont donné des clés pour mieux comprendre le sens des images, pour regarder les films avec respect.
À mon tour à mon petit niveau de transmettre ce que j’ai appris, pour que d’autres deviennent des passeurs. Ce qui est merveilleux, c’est qu’il y a tant de choses à voir encore, tant de films avec lesquels je n’ai pas encore fait connaissance, que je sais que la vie sera constellée de découvertes infinies.
Charlotte Dawance-Conort
Propos recueillis par Yoan Orszulik, vous pouvez retrouver Charlotte Dawance sur les podcasts Les pieds dans la gueule et Motif: cinéma ainsi que sur le site Sueurs Froides.