À l’occasion de la récente sortie chez Third Editions du 1er volume de L’œuvre de Steven Spielberg : l’art du Blockbuster, rencontre avec son auteur Victor Norek, fondateur de la chaine YouTube Le CinématoGrapheur qui a entrepris la lourde tâche d’évoquer les différentes facettes de ce cinéaste majeur du 7ème art. Retour sur une véritable aventure.
Comment est né ce projet ?
Cela remonte à Juin 2021, je venais de sortir le cinquième épisode de ma toute nouvelle chaîne YouTube, Le CinématoGrapheur (qui avait à peine deux mois), et mon épisode sur le décorticage presque plan par plan des Aventuriers de l’arche perdue a été partagé sur les réseaux sociaux par Rafik Djoumi, qui est l’un des mentors de ma cinéphilie à travers son défunt blog et ses articles chez Mad Movies, faisant « exploser » la très modeste audience que j’avais à ce moment-là. Quelques jours plus tard, j’ai reçu un courriel de la part de Third éditions, un éditeur toulousain spécialisé dans la pop culture : « On aime beaucoup la façon dont tu parles de cinéma, est-ce que tu aimerais écrire un livre pour nous à propos d’un cinéaste en particulier ? ». Voilà comment a démarré ce projet dantesque, puisque nous avons très rapidement jeté notre dévolu sur Spielberg.
Était-il déjà question d’écrire deux livres ?
Absolument pas ! C’était d’ailleurs une de mes grandes peurs puisque j’avais énormément de choses à dire et que mon éditeur m’avait bien prévenu sur la quantité limitée de signes qui était à ma disposition (entre 500.000 et 750.000, c’est-à-dire un livre entre 250 et 350 pages). J’ai écrit l’introduction et les trois premiers chapitres, au moment où je les leur ai envoyés, un simple produit en croix m’a révélé avec horreur que si je gardais ce rythme-là, je partais sur 2 millions de signes en tout ! Je n’ai rien dit, je les ai laissé lire les premiers chapitres (dont j’étais, je l’avoue, assez fier) et j’ai croisé les doigts. Suite à leur excellent retour (ouf !), je leur ai fait part de mon produit en croix et ils ont accepté de faire deux volumes si j’acceptais de ne pas dépasser les 750.000 signes par volume (spoilers, le premier en continent plus de 800.000, je suis un mauvais garçon…), en disant que s’il y avait bien un cinéaste sur lequel ils pouvaient se permettre ça, c’était bien Spielberg.
À ce jour la filmographie de Steven Spielberg compte 34 films, 35 si on compte Duel son téléfilm sorti ultérieurement en salles, sans compter ses courts-métrages, réalisations pour la télévision et ses productions. Comment gère-t-on une filmographie aussi dense à l’écrit ?
Il y a bien 35 films traités dans les deux volumes, mais j’ai choisi de ne pas parler de ses courts-métrages, téléfilms, épisodes de séries et productions, sinon on monterait à plus de 200 le chiffre de films à traiter. Le but étant de décortiquer en profondeur sa filmographie, je ne pouvais pas me permettre de digressions. C’est pour ça que je n’ai pas inclus le court-métrage qu’il a réalisé pour le film à sketches La Quatrième dimension. Cependant j’ai bien inclus Duel. Ce dernier a bénéficié d’une sortie salle après que Spielberg ait tourné et rajouté 16 minutes au métrage pour le gonfler à 90min, les 16 minutes les plus symboliques du film d’ailleurs ! Il en est de même pour Poltergeist qu’il a scénarisé et plus si affinités.
Les quelques autres écrits qui prenaient vraiment au sérieux la filmographie de Spielberg étaient soit chronologiques. Ce qui ne me paraissait pas une bonne idée car c’est le meilleur moyen pour perdre le lecteur qui n’a pas vraiment de point de repère thématique, soit thématiques et transversaux. Ce qui ne me paraissait pas une bonne idée non plus, car parler d’un thème par chapitre en mélangeant 35 films était également un parfait moyen pour perdre un lecteur qui n’aurait pas forcément tous les films et personnages en tête. J’ai donc choisi une approche thématique qui décortiquerait film par film mais en séparant ceux-ci en chapitres afin de permettre au lecteur de l’accompagner dans une rétrospective qui lui permettrait de redécouvrir l’œuvre dans son ensemble, sans que ça paraisse trop fouillis. Il y a donc 6 grands thèmes (3 par volume), avec en moyenne 5 films par thème, permettant de toujours garder une certaine cohérence, comme si je racontais une histoire à travers les différents films. Le premier thème ouvre ainsi la porte biographique de sa filmographie, permettant de mieux comprendre comment celle-ci a évolué en fonction des différentes étapes de la vie de leur auteur, et ainsi de suite.
Afin d’appuyer tes analyses on retrouve de nombreuses captures d’écran, retravaillées en noir et blanc.
En effet, c’était une condition sine qua non pour écrire ce livre basé principalement sur la mise en scène, il fallait pouvoir montrer les photogrammes tirés des différents films. Third éditions ayant rarement d’illustrations, ils ont accepté si ces images étaient retravaillées pour ne pas tomber sous la loi du copyright, mais ce sont bel et bien des images des films, avec un filtre « artistique ». Au départ, ils m’avaient demandé de ne pas dépasser 100 illustrations, mais comme je l’ai dit, je suis un mauvais garçon, il y en a 650 !
Comment le journaliste Rafik Djoumi en est venu à signer la préface du livre ?
Après qu’il ait partagé mon travail sur les réseaux, je l’ai contacté afin que nous collaborions sur des épisodes de ma chaîne, ce qu’il a tout de suite accepté : « on ne parle jamais assez de langage cinématographique ! ». Nous avons ainsi décortiqué ensemble Incassable, Die Hard, Le Labyrinthe de Pan et la trilogie Spider-Man de Sam Raimi. Et comme il a toujours été l’un des premiers défenseurs de l’intelligence du cinéma de Spielberg (notamment dans ses interventions sur NoCiné, Rockyrama et CaptureMag), et qu’il m’avait permis mon premier coup de boost sur internet grâce à Spielberg, il me paraissait évident qu’il lui revenait le droit d’écrire cette préface.
L’introduction se présente comme un guide avec plusieurs corpus de films à voir. Y avait-il une volonté de créer une connexion ludique avec le lecteur ?
Cette introduction est volontairement légère, pour détendre le lecteur face à un objet très théorique mais qui se veut très accessible. Le mot ludique est parfait justement c’est exactement ça que je voulais, ne pas prendre le lecteur de haut, ne jamais partir dans des diatribes inintelligibles, toujours rester dans le film, dans les images, surtout que Spielberg n’est pas un intellectuel, mais il a l’art de communiquer avec le langage des images, donc des pavés à propos de simples idées ne marchent pas pour lui. Ce qui est l’un des griefs qu’ont certains intellectuels avec lui, on ne peut pas lui appliquer de concepts préconçus, il faut vraiment réfléchir, lire les images pour le comprendre, et à la fois juste ressentir les choses.
Il faut aussi bien se rendre compte que tout le monde n’a pas tout vu et que certains films sont plus mineurs que d’autres ou alors leur visionnage n’est pas forcément primordial pour comprendre le chapitre en question. Il y a donc un « guide de visionnage » avec les films qu’il faut avoir bien en tête, ceux que l’on ne peut avoir vu qu’une fois (et dont je rappelle des pans d’intrigue le cas échéant), et ceux dont le visionnage n’est pas nécessaire à la compréhension du tout.
La porosité entre la réalité et la fiction semble être le maître mot de la partie autobiographique du livre.
C’est le maître mot de l’intégralité de deux volumes. Spielberg a toujours parlé de cinéma à travers ses films, comme le dit Harrison Ford à propos des Indiana Jones : « Ça a toujours été des films qui parlaient plus de films qu’autre chose », ce qu’on pourrait étendre à l’ensemble de son œuvre. Mais dans The Fabelmans, c’est la première fois qu’il le fait de façon très frontale. Avant, c’était par métaphores, comme l’ouverture de Minority Report, où Tom Cruise est en train d’assembler des morceaux de films à une table de montage. Spielberg aime faire regarder ses personnages à travers des écrans, inclure des faisceaux de projections, mettre en scène des gens lambda qui courent après la fiction dans le but de rentrer dedans. C’est assez littéralement l’intrigue de Rencontres du troisième type, cette poursuite d’une fiction que les aliens ont projetée à Roy Neary justement par un faisceau lumineux et qu’il va poursuivre à travers les USA pour entrer dans ce grand rectangle blanc à la fin, comme un écran de cinéma. Cela fait écho à une anecdote que Spielberg raconte où il avait vu, ébahi, un homme passer à travers l’écran lors d’une projection en salle de 2001, L’Odyssée de l’espace de Kubrick, avant de se rendre compte à la fin de la projection que l’écran était constitué de persiennes, que ce n’était pas un drap.
Le fait qu’il ait vécu dans un monde d’images depuis l’enfance, comme le montre The Fabelmans, a-t-il conditionné sa manière de vouloir toucher une vérité à travers le mensonge que représente une fiction ?
Je ne sais pas si c’est tout à fait ça, mais le mensonge des images est au cœur de son œuvre oui, quelque chose qui lui vient du vivier des années 70 où c’était le cœur thématique de nombreux films. Il est plus simple de le voir maintenant à postériori, surtout dans des films comme Minority Report, qui nous parle du mensonge de l’image, ou des films comme La Guerre des mondes ou A.I., qui nous présentent en apparence des happy end, mais qui se révèlent extrêmement sombres si on y réfléchit. Munich pareillement va nous parler de mensonges d’état alors que Arrête-moi si tu peux va parler d’un bonimenteur, quelqu’un qui vit littéralement une fiction, qui devient avocat après avoir regardé Perry Mason à la télévision, qui devient docteur après y avoir regardé Dr. Kildare, achète une Aston Martin et un costard après avoir regardé Goldfinger au cinéma, etc.
Et ce que nous montre Spielberg dans The Fabelmans, c’est qu’il n’a jamais su communiquer avec les autres qu’à travers les images, que ce sont les seules qui lui permettent de s’exprimer, étant atteint d’une forme sévère de dyslexie (qu’il explore dans le langage étrange du Bon gros géant par exemple).
On ressent dans cet ouvrage une volonté de ne pas hiérarchiser les œuvres du cinéaste, afin de créer une analyse plus transversale.
Même si certaines œuvres sont étudiées plus en profondeur que d’autres (50 pages pour Minority Report, 3 pour 1941 par exemple), il n’y a pas de « j’aime j’aime pas », mais plutôt « qu’est ce qui est intéressant ? ». Et il y a toujours quelque chose d’intéressant, qui nous dévoile quelque chose sur l’homme ou son cinéma, même dans les Spielberg les plus « mineurs ». Il y a même parfois plus de lui dans des œuvres décriées (je pense notamment à Hook, qui est un grand film malade) que dans des œuvres qui lui tiennent à cœur (je pense à Lincoln par exemple).
Dans la 2ème partie du livre, un chapitre revient longuement sur Rencontres du troisième type et le cinéma comme langage universel. J’ai l’impression que pour Spielberg le langage visuel du 7ème art est l’équivalent de la création musicale.
Il est certain que, justement à cause de sa dyslexie, Spielberg avait beaucoup de mal à communiquer à l’oral, et ça se ressent tout particulièrement dans Rencontres du troisième type qui est, dans les mots de Spielberg « le film le plus à propos de l’impossibilité de communiquer » qu’il ait fait de sa vie. Le film ouvre d’ailleurs sur un hispanophone qui est traduit à une anglophone, qui est traduit à un francophone, le tout dans une tempête de sable. C’est une vraie Tour de Babel, personne ne se comprend. Spielberg nous met dans sa peau quand il se retrouve au milieu de tous ses grands confrères cinéastes, grands intellectuels éloquents (Martin Scorsese me vient évidemment en tête) et qu’il se sent incapable d’articuler deux phrases.
Rencontres du troisième type essaye donc de montrer un langage qui dépasse la parole, où même pour les plus grands scientifiques « c’est le premier jour d’école », un langage qui unit la lumière et le son, c’est-à-dire le cinéma.
Une idée qui est reprise dans l’ouverture de Minority Report justement, où Tom Cruise semble monter son film debout en faisant de grands gestes, ressemblant à s’y méprendre à un chef d’orchestre.
Minority Report est également longuement évoqué. C’est probablement l’un de ses films les plus appréciés. Est-ce que le fait de brasser des références à la fois nobles (Bergman, Schubert), franc tireuses (De Palma, Argento) et issus de cultures alternatives (Philip K. Dick, l’animation japonaise) y est pour quelque chose dans l’aura du film aujourd’hui ?
Je ne pense pas que l’aura du film soit due à sa grande cinéphilie. C’est peut-être le film le plus référentiel de Spielberg avec les Indiana Jones, mais les références sont ici toutes thématiques. Le mensonge des images et la scène matricielle qui cache quelque chose qu’on n’a pas vu par exemple avec les références à DePalma et Argento, mais plus à sa faculté d’anticipation incroyable. Le film date de 2002, écrit et réalisé avant le 11 septembre et il anticipe Guantanamo, le Patriot Act et même les chiffres 1109 qui sont le numéro de dossier de Tom Cruise pour le meurtre qu’il doit commettre. Pareil, il anticipe l’hyperloop sur Maglev, les écrans tactiles 5 ans avant le premier Iphone, la publicité personnalisée par cookies, etc… On a l’impression que Minority Report n’a pas tant anticipé notre avenir que notre avenir s’est calqué sur Minority Report, je trouve ça assez incroyable et unique dans l’histoire du cinéma. Le seul autre exemple que j’ai c’est 2001 de Kubrick qui a été tourné avant que l’homme ait posé le pied sur la lune, qui a dû tout inventé avant qu’on en ait des images.
Tu utilises Sugarland Express comme point d’accroche pour ton intermède sur le rapport entre Spielberg et le Nouvel Hollywood.
Tout simplement parce que c’est le film qu’il a fait à cette époque qui était le plus ancré dans les thématiques du Nouvel Hollywood. Un film en décors naturels, un road movie, avec un contexte social fort, quelque chose dont il s’est plastiquement éloigné très vite. Il a fait partie des premiers à reprendre les tournages en studios avec Rencontres du troisième type, qui fut à l’époque le plus grand décor construit en intérieur de l’histoire du cinéma. Ces studios qui avaient été abandonnés depuis leur chute à la fin des années 60, faisant entrer avec son compère George Lucas le cinéma dans l’ère des années 80. Il n’est revenu que bien plus tard aux thématiques et à la plastique de la décennie qui l’a vu naître au cinéma, avec Munich et Minority Report, qui sont très ancrés formellement (avec l’utilisation des effets optiques, des zooms et des thématiques sur la paranoïa et la politique) dans les années 70, un cinéma auquel ils font constamment référence.
Dans ta 3ème partie centrée sur la politique dans le cinéma de Spielberg tu démarres par Poltergeist qui n’est pas réalisé par lui, bien que presque tout le monde s’accorde à dire le contraire.
En effet, Poltergeist est un film complexe, au moins bicéphale, écrit par Spielberg et réalisé au moins en partie par lui. Certains des acteurs n’ont jamais croisé Tobe Hooper sur le plateau et celui-ci n’a jamais eu le moindre rapport avec le monteur Michael Kahn ni avec le compositeur Jerry Goldsmith qui ont tous deux travaillé uniquement avec Spielberg. Spielberg voulait réaliser le film mais il était sous contrat avec la Universal pour E.T. à ce moment là et il a dû recourir à un autre réalisateur pour signer « son » film, ce qu’il regrette, disant ne pas avoir été honnête avec Tobe Hooper et ne pas du tout l’avoir laissé libre.
On trouve dans Poltergeist justement en germe tout le rapport que Spielberg allait avoir avec la politique dans les années 2000 mais qu’il n’osait pas exprimer frontalement à l’époque, ayant bien trop peur de la façon dont les critiques et ses pairs pouvaient le percevoir, une inquiétude qui a peu à peu disparu chez lui et lui a permis de se montrer de plus en plus frontal.
Que ce soit dans Le terminal, La guerre des mondes, Munich ou plus récemment West Side Story, il semble que ce soit à travers la porosité des espaces et des reflets que Spielberg aborde la politique dans son cinéma.
Je trouve qu’au contraire, dans cette partie de sa filmographie, il se permet d’être beaucoup plus frontal qu’avant. Dans Le Terminal, il filme l’arrivée des passagers à la douane américaine comme il filmait les files de juifs se faire remplir leurs papiers par les nazis, avec exactement les mêmes valeurs de plans, où le drapeau américain devient énorme, menaçant et omniprésent, où New York n’est plus du tout la terre d’accueil qu’elle était au temps d’Ellis Island. « America is closed » dira le chef des douaniers au personnage de Tom Hanks. Dans West Side Story, ces jeunes taguent un drapeau portoricain sans se rendre compte qu’il s’agit du même drapeau que le leur, une bannière étoilée, où ils ne savent même plus pourquoi ils détestent ces gens qu’ils considèrent comme des étrangers alors que ce sont des américains. Porto Rico étant américain depuis plus longtemps que Hawaii. Spielberg a passé ces 20 dernières années à parler de la politique de son pays, de plus en plus divisé en deux, les rouges et les bleus, les républicains et les démocrates qui semblent aussi divisés que les Sharks et les Jets. Une division qu’il va explorer de façon très frontale dans Lincoln, dont l’intrigue principale repose sur une proposition de loi qui doit être votée (l’abolition de l’esclavage), mais qui ne sait pas rallier les deux bords d’une Amérique fracturée en pleine guerre civile. Même dans Pentagon Papers, il cache à peine que Nixon représente un Trump des années 80, qui termine le film en interdisant l’accès à la Maison Blanche du Washington Post, ce qui est exactement ce que ferai 35 ans plus tard Trump en bannissant la plupart des grands médias américains de la Press room de la maison blanche.
On retrouve dans la conclusion une citation d’Alain Resnais, un formaliste intellectuel connu pour son amour de la culture populaire.
En effet, je trouvais amusant de montrer qu’Alain Resnais, qui est un cinéaste précurseur de la Nouvelle Vague française, reconnu pour son cinéma particulièrement complexe, frontalement intellectuel et parfois difficile d’accès, était un grand défenseur de Spielberg, disant ouvertement que c’était un auteur, n’en déplaise à son camarade Jean Luc Godard, qui le méprisait ouvertement. Alors que Truffaut l’a défendu jusqu’à sa mort, écrivant des papiers élogieux dans Les Cahiers du cinéma à propos de Duel et E.T. .
Récemment lors d’une masterclass autour de Killers of the Flower Moon, Spielberg a déclaré à Martin Scorsese : « Mes films sont des murmures, les tiens des cris ». Comment l’interprètes-tu ?
Je pense que Spielberg a toujours travaillé sur la place du spectateur de façon souterraine, en questionnant son point de vue, son rapport à l’image, sans jamais le brusquer. Ce qui a pu se retourner contre lui, avec la fin tant décriée de A.I. qui est pourtant brillante quand on veut bien prendre le temps de la comprendre. Alors que Scorsese est un cinéaste qui brusque justement son spectateur, qui n’hésite pas à l’interpeler frontalement, je pense aux fins des Affranchis et de Killers of the flower moon justement où il n’hésite pas à s’adresser directement à lui. Scorsese est un cinéaste qui va forcer son spectateur à s’identifier à des ordures pour le déranger dans ses fondements (je pense au Loup de Wall street par exemple, ou à Taxi Driver) pour qu’il remette en question tout ce sur quoi il a basé son système de croyance dans le système. Spielberg fait ça de façon beaucoup plus insidieuse et subversive, tellement qu’il a fallu 30 ans de carrière pour qu’on s’en rende compte et qu’on relise toute sa filmographie sous un angle politique. Les deux sont passionnants, mais ne dialoguent pas du tout avec leurs spectateurs de la même façon. Spielberg va atteindre le spectateur par le cœur, Scorsese par le cerveau (ou le système nerveux je ne sais pas…).
Pendant des années les ouvrages sur Spielberg étaient plutôt rares, aujourd’hui c’est la déferlante comment expliques-tu ce phénomène ?
Je ne suis pas tout à fait d’accord, il y a toujours eu des ouvrages sur Spielberg, mais ceux-ci sont arrivés à des moments bien précis. La première vague est arrivée avec la sortie de La Liste de Schindler, où pour la première fois il a été perçu comme un cinéaste « sérieux », et donc de nombreux livres ont été écrits sur lui à cette époque. Puis presque plus rien jusqu’à la sortie consécutive de Minority Report, La Guerre des mondes et Munich, des films qui se répondaient tellement que les gens se sont mis à réhabiliter toute la partie fantastique de son cinéma car le parallèle entre Munich et les deux autres films était flagrant, montrant que même lorsqu’il parlait d’extraterrestre ou de dystopies il pouvait être « intelligent ». Et à nouveau plus rien jusqu’à la sortie de The Fabelmans, où il montre de façon très frontale de nombreuses choses que nous n’avions pu que pressentir auparavant, fermant aussi d’une certaine façon toute une partie de sa filmographie. À nouveaux, déferlante de livres. Ce n’est pas étonnant.
Quel bilan retiens-tu de ce 1er livre ?
Qu’écrire un livre, surtout analytique et qui se veut accessible et une sorte de synthèse de toute ce qui a été fait avant pour être, le plus humblement possible, le livre ultime sur Spielberg, c’est long et complexe ! Je ne pensais pas que ce serait autant de travail avant de m’y atteler ! Je ne le regrette pas du tout, mais je ne pense pas que je renouvellerai de sitôt l’expérience une fois que j’aurai écrit le tome 2. Ce sera mon héritage si je n’ai pas d’enfants !
En tout cas j’ai totalement redécouvert un cinéaste sur lequel je pensais pourtant être incollable et avoir déjà tout compris, et j’espère que mes lecteurs et lectrices auront autant de plaisir à le lire que j’ai mis de passion à l’écrire.
Que peut-on attendre du second volet ?
Vraiment la même chose mais sur les 17 films qui restent de sa filmographie, c’est la continuité logique du premier volume. J’y décortique tout d’abord ses influences, les films dans lesquels il rend hommage à ses maîtres (Hitchcock dans Duel et Les Dents de la mer, Kubrick dans A.I. et Flemming dans Always), puis la deuxième partie va parler des films dans lesquels il parle de son rapport à Hollywood (de Hook à Ready player one en passant par Jurassic Park) et enfin on va finir par ses films de guerre.
Dernière question : Parmi les nombreuses œuvres ayant influencées Steven Spielberg, quels films recommanderais-tu pour celles et ceux souhaitant comprendre son cinéma ?
Je vais me permettre citer Spielberg pour répondre à cette question : « Avant de réaliser un film, je regarde toujours 4 œuvres : Les 7 samouraïs [Akira Kurosawa], Lawrence d’Arabie [David Lean], La Vie est belle [Frank Capra] et La Prisonnière du désert [John Ford] ». Des longs-métrages que je cite très régulièrement au cours de ces livres, auxquels je rajouterai 2001, L’odyssée de l’espace [Stanley Kubrick] et Fenêtre sur cour [Alfred Hitchcock], qui sont également matricielles de son cinéma. C’est un bon début !
Propos recueillis par Yoan Orszulik, vous pouvez retrouver L’œuvre de Steven Spielberg : L’art du blockbuster Volume, 1 chez Third Editions, ainsi que Victor Norek sur sa chaine Youtube Le CinématoGrapheur, Facebook et X.