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Informations sur l'oeuvre :

Limbo – Critique

3 ans qu’on l’attendait. Limbo, le nouveau polar du grand Soi Cheang. Son premier depuis la suite de SPL. Un film qui part sur le postulat basique d’un serial killer mutilant la main gauche de ses victimes, mais qui va s’abreuver des plus grandes références du genre pour s’imposer comme le film le plus abouti de son auteur et un des polars les plus sombres jamais produits à HK.

Apparu sur la scène indépendante à Hong Kong à la toute fin des années 90, après la rétrocession à la Chine, Soi Cheang s’est rapidement imposé comme la nouvelle valeur sure. Une identité filmique marquée, une mise en scène sophistiquée même quand les moyens n’étaient pas au rendez-vous, et un véritable amour pour le genre qu’il aborde à chaque fois avec respect. C’est en 2004 et avec Love Battlefield, polar envoutant au romantisme exacerbé et à la violence inattendue, qu’il s’installe définitivement. La suite sera faite de hauts et de bas, avec notamment l’étonnant Dog Bite Dog et sa sauvagerie lyrique, Coq de combat, aka Shamo, adaptation ultraviolente d’un manga, la saga Monkey King pour toucher à des superproductions à effets spéciaux, ou des collaborations avec la Milkyway de Johnnie To (Accident, qui va lui apporter énormément au niveau de la logistique de tournage, et Motorway). Fort du succès commercial de ses Monkey King, avec une solide réputation dans le milieu, c’est grâce à une autre rencontre majeure qu’il va retrouver de sa superbe, artistiquement parlant : Wilson Yip. Le réalisateur-producteur offrira d’abord à Soi Cheang de mettre en scène la suite de son excellent SPL, à savoir le tout aussi excellent SPL 2 : a Time for Consequences. Puis il participera à la production de ce Limbo. Ces deux films, aussi différents soient-ils, permettent au réalisateur de renouer avec un cinéma de la brutalité et de l’emphase émotionnelle. Un cinéma en décalage total avec le cynisme ambiant et qui joue à fond la carte de premier degré assumé, quitte à en faire trop. Un cinéma qu’on pensait avoir disparu du paysage hongkongais [1]En vérité il a disparu, on est ici face à une exception, un caillou dans la chaussure du système et qui n’a pour l’instant aucune date de sortie, qui rappelle le cinéma enragé de Ringo Lam et la violence exacerbée des grands thrillers de Catégorie III. Un cinéma qui brutalise autant ses personnages que ses spectateurs, les immergeant littéralement dans une sorte de voyage au bout de l’enfer dont il est difficile de sortir indemne.

Limbo, à la production et au tournage typiquement hongkongais, est à l’origine un roman de Mi Lei [2]Auteur de polars chinois, notamment Profiler, Skinner’s Box et The Blade of Silence, traduits en Anglais baptisé « Sweet Tooth » dont l’action se situe quelque part en Chine continentale et qui a séduit Soi Cheang dès sa découverte. Le titre original du film, en cantonnais, est d’ailleurs toujours ce « Dent de sagesse » qui est bien entendu très cohérent avec l’intrigue mais qui ne possède pas la puissance évocatrice de « Limbo ». Car s’il s’agit en effet d’un pur polar dans une veine extrêmement noire, Limbo est avant tout une exploration des limbes. Ce lieu un peu flou où Dante rencontre Virgile, son guide pour traverser les 9 cercles des enfers, et où errent des âmes perdues en quête de rédemption ou de baptême. A travers un noir et blanc tranchant comme une lame, concocté en post-production avec le directeur de la photographie Cheng Siu Keung, des décors urbains, créés par Kenneth Mak [3]Chef décorateur sur la saga Ip Man, SPL, Détective Dee II: La légende du dragon des mers, extrêmement chargés en ordures et dont l’odeur pestilentielle semble traverser l’écran, et une mise en scène très élaborée qui va souvent écraser les personnages, l’intention est assez claire. Il s’agit littéralement de faire vivre une épreuve à des personnages qui se trainent un passif on ne peut plus encombrant. Mais une épreuve extrême, un passage par la souffrance psychologique et physique, qui ressemble dans les faits à une expiation. Comme souvent chez Soi Cheang, on trouve un trauma originel pulvérisant la cellule familiale et poussant un personnage vers la violence. Ici, un accident de voiture dû à une consommation de drogue et ayant détruit la famille d’un flic devenu depuis borderline. Un élément qui ne sera pas révélé immédiatement mais plutôt amené intelligemment suite à la violence de son comportement à priori irrationnel. Cependant, ce n’est pas dans la structure narrative qu’il faudra chercher quelque chose d’exceptionnel dans Limbo. Soi Cheang et son scénariste Au Kin Yee optent pour une ouverture sous forme de flashforward qui vient tuer tout espoir de surprise quant à la conclusion du film. Mais l’intérêt de cette traque de serial killer qui mutile des mains gauches de femmes n’est pas là. Et c’est en cela que Limbo n’est pas « cousu de fil blanc », il prend justement à contrepied la grande majorité des polars qui adoptent une forme de whodunit. Ici, clairement, le voyage compte bien plus que la destination.

Il y a d’abord cette vision de Hong Kong comme on ne l’avait quasiment jamais vu. Un Hong Kong poisseux, dégueulasse, entre un décor infernal et une vision post-apocalyptique, et où la violence devient le principal mode d’expression. Quelque part entre le cinéma de Ringo Lam (grande inspiration nihiliste de Soi Cheang qui va ici emprunter le récit du flingue égaré de Full Alert), Re-cycle des frères Pang (dont la direction artistique était le seul atout) et L’enfer des armes de Tsui Hark et son Hong Kong sauvage et désespéré. Mais plus encore que la qualité démentielle des décors et de la photographie qui sublime toute cette crasse, c’est bien la mise en scène de Soi Cheang qui fait toute la différence. Une mise en scène extrêmement complexe, élégante, où les mouvements d’appareils les plus majestueux peuvent côtoyer une approche beaucoup plus brutale et prise sur le vif. Le réalisateur parvient à capter parfaitement chaque éclair de violence en cadrant ses personnages au plus près, caméra à l’épaule mais sans perdre en lisibilité. Mais il sait également prendre la distance nécessaire dans des plans larges qui n’ont rien d’illustratif mais participent intelligemment à la narration. Part exemple, cette séquence où on suit 4 personnages séparés par un mur barbelé, avec d’un côté le détective et son « indic » Wong To, et de l’autre le tueur avec sa « muse » devenant sa nouvelle victime. Il fallait oser ce genre de plan obligeant le spectateur à inspecter le cadre, extrêmement chargé, pour suivre l’action. Et ça fonctionne du tonnerre. Soi Cheang a d’ailleurs souvent recours à ce genre de plan et utilise des cadres en plongée pour mieux transformer son intrigue finalement assez simple en une sorte de labyrinthe dont les personnages ne peuvent s’extirper. Ce dispositif très élaboré lui permet de mettre en valeur ces décors et notamment l’antre du tueur. Un lieu qui rappelle quelque part le Maniac de Lustig, et dans lequel des corps de mannequins démembrés sont entassés et d’où surgissent de véritables cadavres putréfiés. Le tueur en question, campé par l’acteur japonais Hiroyuki Ikeuchi littéralement habité, est également une des grandes forces du film. Implacable, il est filmé comme une incarnation du mal à l’état pur à chacune de ses attaques. Il en émane une sauvagerie, accentuée par la mise en scène, qui n’est pas sans rappeler le traitement de Leatherface dans Massacre à la tronçonneuse. On pourrait cependant discuter du bien-fondé d’une simili-justification de son comportement via la photo de sa mère et de lui enfant qu’il se trimballe, réduisant un peu bêtement sa stature de mal incarné. Mais s’il représente le mal, les autres personnages ne sont pas pour autant des incarnations du bien. Le flic Cham Lau, incarné par un Ka Tung Lam fiévreux et borderline comme jamais, cumule les comportements répréhensibles. Rongé par la destruction de sa famille, son don d’enquêteur ne pèse finalement pas lourd face à ses démonstrations de rage aveugle, notamment quand il tabasse copieusement et à plusieurs reprises le personnage de Wong To, ou quand il la jette en pâture à tous les criminels de la ville. Il est l’héritier de tous ces flics borderline et moralement douteux du cinéma HK de la grande époque, tout en suivant un parcours vers la rédemption complètement désespéré, la mort étant la seule forme de libération possible dans cet univers. Le personnage de Wong To est tout aussi intéressant. Campée par l’impressionnante Cya Liu, elle est rongée par la culpabilité et va passer les presque deux heures du film à tenter d’expier son péché originel. Là encore, par la violence. Elle va subir à peu près tous les outrages (humiliation, violences physiques répétées, viol…) dans une démonstration souvent insoutenable jusqu’à un acte libératoire hautement symbolique.

Violent, sauvage et désespéré, Limbo l’est assurément. Comme peu de films HK ont osé l’être et comme plus aucun ne l’est aujourd’hui. Une sauvagerie qui va s’exprimer de différentes façons et qui va apporter une belle énergie aux scène d’action, et en particulier aux quelques courses poursuites. Des séquences virtuoses qui, de par leur traitement, viennent se frotter sans complexe à celles pondues par Na Hong-jin pour The Chaser et The Murderer. C’est bien simple, on y retrouve exactement la même sensation de suffocation qui traverse l’écran, laissant le spectateur un brin épuisé par tant d’énergie déployée. Limbo est clairement de ces films qui vont mettre le spectateur sous pression, les crédits de fin sonnant une véritable libération permettant d’enfin reprendre son souffle. Il faut dire que Soi Cheang ne nous épargne rien, usant d’une violence inouïe et plein cadre, d’une multiplication de coups portés dont la mise en scène accentue la violence, de corps déchiquetés ou putréfiés filmés sans fard et d’un rythme tout de même très soutenu dans la narration. L’ambiance infernale et pesante est par ailleurs encore renforcée par le choix de filmer toutes les séquences extérieures sous une véritable tempête qui semble être présente pour tout balayer de l’existence de ces personnages. Pourtant, Limbo sait également être touchant quand Soi Cheang ose un lyrisme exacerbé. Quelque chose qu’il faisait déjà dans Love Battlefield et Dog Bite Dog (auquel Limbo emprunte d’ailleurs plusieurs éléments dont une grosse baston dans des ordures) et qui apporte une sorte d’ampleur à l’ensemble. Truffé d’actes de contrition, Limbo est malgré ses quelques défauts (mention au personnage campé par Mason C. Lee, trop lisse par rapport aux autres) une véritable déflagration. Le film le plus abouti de Soi Cheang, son plus noir et désespéré également. Une sorte d’anomalie filmique dans une industrie cinématographique hongkongaise qui se délabre et se vide de sa force vitale, et que Limbo illustre ici comme un territoire définitivement perdu et enseveli sous des tonnes de crasse.

References

References
1En vérité il a disparu, on est ici face à une exception, un caillou dans la chaussure du système et qui n’a pour l’instant aucune date de sortie
2Auteur de polars chinois, notamment Profiler, Skinner’s Box et The Blade of Silence, traduits en Anglais
3Chef décorateur sur la saga Ip Man, SPL, Détective Dee II: La légende du dragon des mers
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En résumé

Limbo est le film le plus abouti de Soi Cheang, son plus noir et désespéré également. Une sorte d'anomalie filmique dans une industrie cinématographique hongkongaise qui se délabre et se vide de sa force vitale, et que Limbo illustre ici comme un territoire définitivement perdu et enseveli sous des tonnes de crasse.
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