Aujourd’hui retour sur une pierre angulaire du cinéma fantastique japonais : la trilogie Yokai. Initiés par le studio Daiei à la fin des années 60, ces trois films demeurent aujourd’hui un très bel exemple de ce que le cinéma populaire de l’époque pouvait offrir de mieux dans son approche artisanale. Un cinéma dont la déférence à l’égard des monstres s’avère avant gardiste à plus d’un titre.
Lorsque la Daiei entreprend la mise en chantier d’une oeuvre centrée sur les Yokai, ces créatures issues du folklore mythologique japonais, le studio derrière les aventures du masseur aveugle Zatōichi, et de la tortue géante Gamera, a déjà livré une très belle réussite dans le registre du Tokusatsu féodal : la trilogie Majin. Une trilogie narrant les exploits d’une divinité de pierre à mi-chemin entre le golem et le samouraï. Le Majin au coeur des trois films permit à la modeste compagnie de démontrer son savoir faire dans les effets spéciaux, au point de rivaliser aisément avec ceux conçus au même moment par Eiji Tsuburaya sur la franchise Godzilla pour la Toho. C’est donc sur cette logique que la Daiei, sous la houlette de son fondateur et producteur Masaichi Nagata, réunit à nouveau les principaux artisans derrière cette réussite artistique. Le scénariste Tetsurô Yoshida se charge d’écrire en grande partie cette nouvelle trilogie. Kimiyoshi Yasuda, le réalisateur du 1er Majin, se retrouve à nouveau derrière la caméra pour mettre en images La malédiction des Yokai, tandis Yoshiyuki Kuroda, responsable des effets spéciaux sur les trois volets consacrés à la divinité de pierre, se retrouve à réaliser le second volet La guerre des Yokai. Le dernier volet, La légende des Yokai, verra Yasuda et Kuroda partager la réalisation. Takashi Kanda sera l’interprète présent sur cette trilogie via divers rôles. Ikuko Môri sera également au générique des deux premiers volets. La malédiction des Yokai et La guerre des Yokai sortiront en 1968, suivis de La légende des Yokai l’année suivante.

La malédiction des Yokai, plus connu sous son titre international de Yokai Monsters: 100 Monsters, narre le parcours du vil Tajimaya (Takashi Kanda) qui durant la période Edo s’approprie la demeure d’un dénommé Jubei, criblé de dettes. Il souhaite détruire sa modeste maison afin d’y construire un bordel. Alors qu’il fête l’acquisition de ce logement, Tajimaya participe à une cérémonie sur les 100 histoires de Yokai. L’arrogance de Tajimaya le conduit à ne pas respecter la coutume visant à conjurer le mauvais sort, provoquant la vengeance des Yokai. La première chose qui frappe encore aujourd’hui est l’incroyable facture visuelle de l’ensemble. Le soin artistique est similaire à celui des Majin. Les effets spéciaux, couplés à un montage acéré, n’ont pas pris une ride. Une réussite due à une parfaite osmose entres diverses techniques regroupant marionnettes, maquillages, théâtre d’ombre, transparence, et animations. Un rendu organique à l’écran favorisant l’immersion totale du spectateur, auquel vient s’ajouter un délicat travail sur la photographie et la colorimétrie appuyant la réussite picturale de l’ensemble. À cela vient s’ajouter une atmosphère onirique propre au cinéma gothique de l’époque, avec l’utilisation du ralenti lors de la parade des Yokai qui évoque autant le cérémonial fantastique à l’oeuvre dans Kwaïdan de Masaki Kobayashi que le final du Masque de la mort rouge de Roger Corman. Le tout doublé d’une approche théâtrale du macabre qui renvoie au cinéma de Nobuo Nakagawa. Cependant la grande force de La malédiction des Yokai réside dans ses parti pris qui entrent en résonance avec l’aspect politique qui agitait le cinéma japonais de l’époque, au point de renverser le rapport du spectateur à la monstruosité. L’exploitation des pauvres par les riches trouve un écho à la fonction des Yokai. Les monstres, aussi terrifiants soient-ils, représentent dans la deuxième partie du métrage la vengeance des faibles et de la nature sur les puissants. L’animisme des Yokai s’oppose au capitalisme représenté par les dettes de Jubei. Cette communauté monstrueuse présentée sous un jour atypique, voir gnostique, trouvera son apogée dans le film suivant, La guerre des Yokai.

Ce deuxième volet, nommé Yokai Monsters: Spook Warfare à l’international, s’articule sur le réveil du démon Daïmon par des pilleurs de tombes dans les ruines de Babylone. Arrivé au Japon le démon prend l’apparence d’un haut magistrat, tandis que la petite fille de ce dernier aidée d’un jeune paysan va demander de l’aide aux Yokai. Le personnage de Daïmon fait écho à celui de la déesse Ishtar dans l’antique Mésopotamie. Une divinité adepte de sang qui compte parmi les origines du mythe du vampire. Par la suite le long-métrage s’avère être une relecture ingénieuse de Dracula. Outre les passages les plus célèbres du roman de Bram Stoker, Kuroda va également reprendre l’approche graphique, picturale, du sang qui caractérisait les adaptations du cinéaste britannique Terence Fisher pour la Hammer. Cependant, loin de verser dans le pastiche, Kuroda et son équipe parviennent à trouver leur singularité au point de devenir de véritables précurseurs cinématographiques. L’intrusion nocturne de Daïmon par la brume préfigure l’arrivée de Dracula dans la chambre de Mina telle que la mettra en scène Francis Ford Coppola au début des années 90. Plus surprenante est la manière dont le réveil de Daïmon au début du film anticipe, y compris sur le plan esthétique, le puit des âmes des Aventuriers de l’arche perdue. Ce second volet perpétue le rapport à la monstruosité entrepris par La malédiction des Yokai, de manière radicale. Le cinéaste adopte totalement le point de vue des monstres présentés comme les héros de l’histoire devant protéger les faibles d’un démon ayant pris possession d’un monarque afin de conquérir le Japon. En cela difficile de ne pas voir en La guerre des Yokai l’ancêtre du Cabal de Clive Barker et des deux Hellboy de Guillermo del Toro, y compris dans son humour burlesque créant immédiatement une connexion émotionnelle entre les spectateurs et les créatures. Le tout culminant dans un climax épique, qui pousse à son paroxysme la démesure des effets spéciaux de l’époque, appuyant la réussite de l’ensemble, au point d’en faire le meilleur volet de la trilogie, ainsi qu’un pinacle de l’art du Tokusatsu.

Le jusqu’au boutisme technique de La guerre des Yokai explique probablement l’aspect mineur du dernier opus, La légende des Yokai aka Yokai Monsters: Along with Ghosts. Cette fois centré sur la profanation d’un territoire sacré par des Yakuzas, cherchant à mettre la main sur document détenu par Miyo, la petite fille d’un veil homme qu’ils ont abattu. Cette dernière trouve sur son chemin l’aide d’un rônin nommé Hyakasuro. Bien que ce troisième volet se regarde agréablement grâce à son attachant duo et à quelques bonnes idées, notamment un twist qui met à mal l’idée de honte sacrificielle propre à une tradition japonaise, il faut reconnaitre que la dimension fantastique reste assez secondaire. À tel point que les réalisateurs auraient pu enlever cette dernière sans changer la teneur du récit. Il en est de même pour l’aspect Chanbara bien plus sage que les autres itérations de l’époque. L’ensemble s’avère relativement sommaire, que ce soit l’humour et surtout les effets spéciaux qui ne retrouvent jamais la folie créative des deux précédents opus. À l’image de la parade des monstres, dépouillée de toute approche picturale ou onirique. Un épisode qui sonne comme une simple conclusion plutôt que comme une apothéose à contrario de la trilogie Majin qui garda une certaine ambition y compris sur sa fin. À tel point que l’on peut voir La légende des Yokai comme les derniers vestiges d’une certaine conception du cinéma fantastique conçu en studio, là où la décennie suivante misera plus sur des monstres à visages humains dans un décorum réaliste.
En 2005, le réalisateur Takashi Miike tentera de ressusciter cette franchise à travers sa relecture de La guerre des Yokai, cependant c’est bien la trilogie originale qui reste encore une aujourd’hui une oeuvre majeure du cinéma japonais des années 60. Une trilogie qui mérite amplement d’être redécouverte par les nouvelles générations tant elle représente une très belle porte d’entrée vers tout un pan majeur du 7ème art et des mythes de l’archipel.