Parmi les nombreux films présentés à la Quinzaine des Cinéastes, Eephus, premier long métrage de Carson Lund, est une très belle surprise. Une surprise qui témoigne du talent précoce du réalisateur pour livrer une oeuvre réjouissante et touchante sur un sujet pourtant galvaudé dans le cinéma américain : le Baseball.
Pour son premier long-métrage, Carson Lund, réalisateur de courts métrages et directeur de la photographie, notamment sur Christmas Eve In Miller’s Point de Tyler Taormina présenté également à la Quinzaine des Cinéastes, a choisi de se remémorer sa passion d’étudiant, en décrivant la dernière journée d’un petit club de baseball dans un stade appelé à être démoli. À partir de ce postulat, le réalisateur va jongler adroitement sur deux registres, celui du film sportif et de la chronique sociale pour former une oeuvre atypique à plus d’un titre. Dans le domaine du film sportif, le Baseball tient une place à part dans l’inconscient cinéphile. Bien qu’il fut source de comédies, ce sport reste encore aujourd’hui associé à des récits de rise and fall centrés sur un champion en devenir, auxquels Robert Redford et Kevin Costner ont régulièrement prêtés leurs traits. Un schéma qui a tendance à glorifier l’individualité au détriment du collectif au coeur de ce sport. L’autre souci étant qu’à de rares exceptions près, on pense aux quelques matchs de Pour l’amour du Jeu de Sam Raimi, le traitement cinégénique du Baseball semble régulièrement aux abonnés absents. Des éléments ayant pour effet de réduire considérablement la portée des films sur ce sujet, en plus de rendre cette pratique sportive hermétique pour les non-initiés. Une donnée dont a parfaitement conscience Carson Lund qui, dans une démarche analogue à celle de Takehiko Inoue sur le basket dans son récent chef d’oeuvre The First Slam Dunk, va chercher à transmettre aux spectateurs l’exaltation et le ressenti des joueurs durant une partie de Baseball. Pour réussir cet exploit, misant avant tout sur le sensitif et par extension sur la spécificité même du 7ème art, la mise en scène, Lund va profiter de toutes les possibilités offertes par le cinémascope. Utilisant à bon escient ce format, le réalisateur va jouer sur les divers niveaux de profondeur de champ au sein du même cadre, tout en misant adroitement sur la géométrie, la spatialisation des joueurs et le parcours de la balle, pour que le spectateur soit intuitivement actif par rapport au déroulement de la partie. L’utilisation du ralenti, notamment lors du fameux Eephus qui donne son titre au film, et la présence de longs et élégants mouvements fluides au steadycam, appuient l’approche chorégraphique, pour ne pas dire musicale, de la mise en scène de Lund. Ce dernier, en plus de conférer à son sport fétiche une vraie dimension cinégénique, lui donne des allures de bande dessinée live. Une approche graphique qui se retrouve aussi dans le défilé de gueules qui peuplent le métrage, où les visages marqués par la vie des vieux joueurs et compteurs de points (dont un troublant sosie du regretté Dick Miller), côtoient de jeunes pratiquants maladroits. Une vision actorale qui tranche avec le jeunisme des têtes d’affiches contemporaines, comme si Eephus remettait au premier plan le physique des « seconds couteaux » du 7ème art. Cet aspect visuel va de facto avec une volonté de remettre en avant les oubliés de l’Amérique issus des classes moyennes et populaires. Cependant loin de verser dans une approche revancharde, Lund va au contraire appuyer une vision plus humaniste et sociale basée sur le lieu même de son récit, le stade, présenté comme un lieu populaire dans lequel un Melting-pot se retrouve autour d’une passion commune et fédératrice.
La mélancolie qui s’installe progressivement dans le récit venant du sentiment palpable de perdre ce lien social propre à la collectivité, à tel point que les personnages expriment une tristesse sourde, qui culmine dans le climax nocturne. La grande réussite d’Eephus est de parvenir à retranscrire cette dimension humaine et son approche sociologique sans jamais renier son schéma de film sportif. Une réussite qui est également à mettre au crédit de l’exemplaire tempo et la tenue narrative du film. Cette dernière journée rythmée par des chapitres fait la part belle à un récit choral, misant sur une galerie de personnages atypiques. Un authentique casse-tête dramaturgique que Lund et ses co-scénaristes parviennent à rendre le plus limpide possible pour le spectateur. Un vrai modèle de concision narrative qui n’exclut aucun protagoniste, à tel point que chacun d’entre eux est traité à égalité. Lund trouve un juste équilibre entre les parties, et les tranches de vie plus introspectives auxquelles se livrent ses personnages. Une vraie richesse narrative liée aux divers registres comiques convoqués par Carson Lund. Eephus est une véritable comédie, qui filme l’arrivée de joueurs comme s’il s’agissait de chevaliers ou de guerriers, multiplie les punchlines burinées sorties d’un Clint Eastwood, fait la part belle à des saynètes montrant de jeunes stoners qui semblent provenir du View Askewniverse de Kevin Smith. Tandis que l’atmosphère globale n’est pas sans rappeler celle autrefois à l’oeuvre dans certains films de George Roy Hill (Butch Cassidy et le Kid). Autant d’éléments qui appuient la richesse humaine convoquée par le cinéaste à l’intérieur de son stade, et qui vont de facto avec sa profession de foi cinématographique, aussi bien devant que derrière l’écran. La présence en voix off du documentariste Frederick Wiseman, dont Lund admire l’attrait pour les groupes, mais également le fait que le jeune réalisateur appartient à un collectif de cinéastes indépendants souhaitant apporter une nouvelle voie au cinéma américain. Le fond et la forme d’Eephus font littéralement corps avec les aspirations de Carson Lund. L’épatante maitrise d’Eephus rappelle celle à l’oeuvre dans Trois heures, l’heure du crime ou Bound, des premiers films qui ne souffrent pas des maladresses propres aux œuvres de jeunesse. À travers Eephus, Carson Lund a non seulement réalisé un brillant premier essai, une très belle comédie sociale douce amère, un superbe film sportif et remis au premier plan la dimension collective à l’œuvre dans son sport favori, faisant écho à celle présente dans le 7ème art.