Depuis quelques jours, Avatar, la voie de l’eau est visible sur à peu près tous les écrans de la planète. Un évènement à plus d’un titre. Et une victoire pour Disney qui, en rachetant la 20th Century Fox, mettait enfin la main sur la poule aux oeufs d’or qui lui avait échappé de justesse plus de 15 ans auparavant. Cependant, il ne faut pas se leurrer, la création de James Cameron, avec une toute petite poignée d’autres, est une exception. Car derrière le masque si sympathique de Mickey se cache un ami pernicieux, imposant ses oeillères, et poussant à la consommation jusqu’à plus soif.
Si toute l’histoire de Walt Disney est pavée de films, parfois d’immenses classiques, contenant suffisamment d’éléments afin d’imposer un mode de pensée aux enfants pour lesquels ils sont conçus (les petits garçons, partez à l’aventure, devenez des héros ; les petites filles, cherchez le prince charmant), un changement radical s’est opéré depuis maintenant de nombreuses années. En effet, si les films d’animation du studio tentent parfois de sortir de cette idéologie conservatrice, bien souvent de façon illusoire, c’est du côté des films en live action que s’est mis en place un autre combat, beaucoup plus vicieux. L’origine de cette nouvelle politique tient d’un timing ironique. L’anecdote mérite d’être de nouveau racontée, alors que la Fox connaissait une véritable débâcle artistique durant les années 2000 sous la direction de Tom Rothman (Alien vs. Predator, Die Hard 4: Retour en enfer, Babylon A.D., Dragon Ball Evolution c’était lui), James Cameron, qui vient de voir son projet Avatar refusé par les cadres du studio, menace d’aller le produire chez Disney où la compagnie aux grandes oreilles a déjà senti le potentiel économique colossal. Un coup de bluff qui aura donné un coup de pouce au destin, la Fox réalisant qu’il ne fallait pas passer à côté de tout ça et en 2009, à la sortie d’Avatar, tout ce petit monde s’est bien gavé. Cependant c’est durant l’été 2009 que s’est joué l’avenir de ce qui n’était pas encore la franchise Avatar, et plus globalement l’avenir de tout le cinéma à grand spectacle hollywoodien : le blockbuster. Car à ce moment précis, Disney rachète Marvel, faisant les gros titres de la presse spécialisée. Une partie du public et de la profession est plutôt satisfaite de cette nouvelle, le catalogue étant immense afin de produire des adaptations cinématographiques dignes des légendes conçues sur papier. Cependant il ne faut probablement pas sous-estimer, le succès d’Iron Man et surtout l’accueil plus que positif de sa scène post générique (on y aura également droit la même année dans L’incroyable Hulk) fer de lance du Marvel Cinematic Universe (MCU), dans l’équation de ce rachat. Retour en 2009, Disney rachète Marvel et Avatar devient le plus gros succès de tous les temps. On ne va pas revenir sur le film de James Cameron, mais 13 ans plus tard, il reste l’incarnation du blockbuster qui invite le spectateur à voir au delà d’un spectacle titanesque pour puiser dans son propre imaginaire et développer sa propre vision du monde. Un film qui prône une ouverture sur le monde, plus grand succès de tous les temps, c’est plutôt une bonne chose, non ? Sauf que depuis, des films comme ça, on n’en a pas beaucoup vus. Du moins, pas de ce calibre, avec cette capacité à toucher le plus de monde possible. Non, car depuis s’est mis en marche l’entreprise entamée par le rachat de Marvel par Disney : un rouleau compresseur, et pas seulement cinématographique. Depuis 2009, Marvel Studios a produit 28 longs métrages (plus 10 déjà en route, voire terminés et à sortir prochainement), et plus d’une vingtaine de séries TV. En 2012, Disney rachète également LucasFilm et met la main sur une autre des franchises les plus lucratives de l’histoire du cinéma : Star Wars. À ce jour ce rachat à donné lieu à 5 longs métrages et au moins autant de séries TV. Au même moment la firme aux grandes oreilles produit également des remakes en live action de tous ses grands classiques. Résultat : sur les 20 plus grands succès de l’histoire du cinéma, sans tenir compte de l’inflation, 13 sont des productions Disney post-2009. Et si Avatar n’avait pas bénéficié de plusieurs ressorties, Avengers: Endgame resterait le champion du box office mondial. Sans tomber dans de l’anti-Marvel ou de l’anti-Disney primaire, ce qui n’aurait aucun intérêt, il faut se demander ce que signifie cette prise de pouvoir vis à vis du public.

On pourrait se dire que voir enfin toutes ces adaptations de super héros sur grand écran est un rêve devenu réalité. En particulier pour quiconque a grandi en lisant des comics, qui ont longtemps été un refuge pour celles et ceux qui étaient un peu laissé.es en marge (rappelons qu’à une époque pas si lointaine être Geek était synonyme de déviance infantile et d’associabilité). Un peu comme lorsqu’on a vu Le Seigneur des anneaux prendre vie devant la caméra de Peter Jackson. L’illusion a tenu quelques temps seulement. Car dès Iron Man 2, beaucoup de monde a senti qu’un truc clochait. Qu’une entreprise telle que Disney/Marvel cherche avant tout à faire des bénéfices les plus importants possibles, c’est dans son fonctionnement naturel. Que cela s’accompagne d’un crachat au visage du fan l’est beaucoup moins. Le cynisme de l’entreprise étant un peu trop voyant dans le second opus de Jon Favreau, Marvel Studios sous la direction de Kevin Feige a commencé à faire appel à des metteurs en scène très réputés, voire extrêmement solides, bien choisis pour mettre en scène des pitreries souvent honteuses, mais avec un certain panache. Cette approche marketing a tellement bien fonctionné auprès de la critique et du public, que certain.es ont même réussi à retrouver l’essence de certains cinéastes : Kenneth Branagh, Shane Black, ou plus récemment Sam Raimi. Il faut reconnaitre que la mécanique à l’oeuvre derrière ces longs-métrages est redoutable. La formule est toujours la même, pour tous les films. Un peu comme à l’époque où l’on se moquait du générateur de scénarios de Luc Besson pour Europacorp. L’enrobage est tellement travaillé qu’il masque un canevas quasi identique de film en film. Une grande partie des oeuvres du MCU mettent l’accent sur des protagonistes issus des hautes sphères de la hiérarchie sociale : Industriel, Médecin, Monarque, Divinité… qui voient leur autorité et leur égocentrisme remis en question par des antagonistes issus de milieux sociaux culturels défavorisés ayant de bonnes raisons de leur en vouloir, jusqu’à ce que la fin donne raison aux héros maintenant de facto un statu quo. Si l’on excepte le cas du mercenaire James Gunn, dont la carrière et l’image de marque qu’il s’octroie auprès des fans rappelle à bien des égards celle de Robert Rodriguez, l’approche des cinéastes se réduit à des gimmicks immédiatement reconnaissables. Des gimmicks préparés en amont via des moodboards et autres cinématiques comme le rappelait récemment Victor Norek de la chaine YouTube Le CinematoGrapheur. Et cela ça suffit amplement à convaincre la critique et le public.
Peu importe si l’histoire racontée est la même, du moment que l’emballage, ou le concept, est suffisamment fort pour faire oublier tout le reste. Au point de réduire à néant le formidable potentiel de ces oeuvres. Qu’il s’agisse du space opéra tendance Métal Hurlant (Les gardiens de la galaxie), du péplum (Thor: Ragnarok), de l’afro futurisme (Black Panther), du conte mythologique (Les Éternels) ou encore de l’horreur psychédélique (Doctor Strange in the Multiverse of Madness).

On pourrait faire la même observation du côté de Star Wars, à l’exception notable des Derniers Jedi de Rian Johnson qui essayait malgré tout de sortir d’un carcan imposé. Quand un réalisateur essaye de remettre en cause la formule, il quitte le navire à l’image d’Edgar Wright sur Ant-Man. Sans oublier le cas des remakes lives action d’anciens dessins animés, qui à une où deux exceptions près, se révèlent être de simples copier-coller entretenant un réel mépris envers le domaine de l’animation et celles et ceux qui oeuvrèrent pour en faire un art. Mais comment le public peut-il se ruer en salle, encore et encore, pour consommer la même chose ad vitam eternam, avec la bénédiction d’une partie de la critique ? Tout simplement car en inondant le « marché » du blockbuster de ses produits, Disney a imposé une norme ne laissant aucune place à toute concurrence. Tout ce qui sort du modèle, et qui donc pourrait montrer aux spectateurs qu’il existe un autre univers que le leur, est atomisé. Et y compris quand il s’agit de projets initiés par la maison aux grandes oreilles.
On se souvient du triste sort réservé aux 3 films les plus intéressants produits par Disney au cours des 10 dernières années : John Carter, Lone Ranger et A la poursuite de demain. Des projets passés entre les mailles de la normalisation du studio, et qui furent littéralement sacrifiés avec pertes et fracas. Mais les conséquences désastreuses ne le furent que pour les auteurs impliqués car le studio avait sa trentaine de films Marvel en préparation pour largement éponger les pertes. Et même si le visage du président de Disney change, la stratégie reste la même. Parfois avec l’illusion que le studio prône une ouverture, mais cela reste du domaine de l’illusion. Le but reste le même : tout inonder. Les écrans, petits ou grands, mais également des rayons des grandes surfaces avec les films en support vidéo, des livres, des jouets, des produits dérivés en tous genres jusqu’à l’overdose et sans crainte du ridicule. Mais le but est également d’inonder tous les canaux d’information. Pas une image, vidéo ou partenariat avec une marque qui ne sera pas relayé par l’ensemble des médias. Et même quand il n’y a aucune actualité, dans les rares moments d’accalmie qu’accorde le studio, il y aura toujours un journaliste pour demander à un réalisateur, de préférence avec une aura importante, ce qu’il pense des films Marvel. Il dira toujours, à raison, que ce n’est pas du cinéma, et déclenchera l’ire des fans trépanés afin d’inonder là encore les canaux d’information. En l’occurence les réseaux sociaux et tous les gros médias qui reprendront les déclarations en coeur pour faire vivre Marvel et donc Disney en permanence dans l’esprit collectif. Cette machine obnubilant le public et l’espace médiatique semble inarrêtable. Disney est partout, et tout le temps. Une stratégie étroitement liée au contrôle du transmedia, à l’heure de la concurrence des plateformes : Netflix, Amazon Prime, Apple TV+… . L’approche marketing actuelle de Disney n’étant en réalité rien d’autre qu’une version 2.0 et hypertrophiée de sa philosophie commerciale d’origine : à savoir qu’un enfant consommant un produit Disney aura l’envie de le transmettre à ses propres enfants, une fois devenus adulte, perpétuant ainsi un cycle sans fin. Disney a aujourd’hui cette capacité à éteindre tout ce qui pourrait lui faire de l’ombre. On pense au studio Pixar, racheté en 2006 et dont les merveilles d’animation faisaient évidemment de l’ombre aux productions maison. Petit à petit, englouti dans la grosse machine, le studio est devenu une simple marque et a vu ses films perdre en qualité, même si certains restent exceptionnels. Dernièrement, les travaux de Pixar, comme Alerte Rouge, ont même été relégués au rang de direct to vidéo, sur Disney+. Exception faite de Buzz l’Éclair, le merchandising autour de Toy Story étant une valeur sure des Disney stores, et ce même si le film fut en bien deçà des recettes espérées. Il s’agit de limiter au maximum toute prise de risque, de ne surtout pas sortir des sentiers battus et de donner au spectateur exactement ce qu’il attend : des super-héros qui ne sont que des personnages fonctions, qui ne réfléchissent pas et n’évoluent pas, qui vont bien remplir leur rôle pour sauver le monde face à une énième menace dans un déluge d’effets spéciaux qui n’ont même plus rien d’original ou d’impressionnant, avec quelques blagues et clins d’oeils au spectateur afin de s’assurer sa connivence. Et ce en lui donnant l’impression qu’il fait partie d’une élite de « connaisseurs ». C’est la stratégie qui s’illustre notamment à travers l’utilisation massive et systématique de séquences post-générique qui sont finalement encore plus discutées sur les réseaux sociaux que les films eux-mêmes. Marvel Studios a réussi à cultiver chez le public cette sensation d’appartenir à une famille d’initiés versant dans un élitisme égocentrique. Or, il n’en est rien quand il s’agit en réalité d’appartenir à la norme la plus basique, à la masse sans visage se ruant à la sortie de la dernière marvelerie simplement pour y voir un héros réduit à une simple enveloppe publicitaire. Même chose du côté des transpositions live action des contes et des extensions de Star Wars, qui ne fonctionnent que sur la dimension nostalgique du public. Autant d’éléments qui ont permis à Disney de créer sa matrice, avec une société qui regarde du Disney, mange Disney, dort dans du Disney et s’entoure de Disney, en s’interdisant de voir ce que le monde réel a à proposer en dehors de ce vase clos.

L’entreprise a désormais un tel pouvoir que les autres majors (Universal, Sony…) ce sont mises à émuler Disney, plus particulièrement Marvel Studios, sans succès. Au point qu’un studio comme Warner Bros autrefois connu pour son soutien envers les cinéastes se retrouve aujourd’hui au bord de la faillite, en ayant comme seule consolation que de courber l’échine face à un fandom tout aussi toxique que celui de la concurrence. Comme en témoigne la campagne houleuse du Snyder Cut, ou en allant chercher l’un des piliers du MCU, James Gunn, pour relancer l’univers DC. La firme aux grandes oreilles pense même pouvoir faire plier un état. On l’a vu avec l’affaire précédant la sortie de Black Panther Wakanda Forever, quand Marvel a mis la pression au gouvernement Français pour que soit changée la chronologie des médias. Un odieux chantage menaçant d’une sortie française annulée pour un film à fort potentiel, ce qui aurait mis nombre d’exploitants en difficulté. Et un chantage largement soutenu dans le plus grand des calmes par une partie de la nouvelle cinéphilie, à savoir les influenceurs et youtubeurs cinéma. Cette grande famille de pseudo-critiques, même s’il y a d’heureuses exceptions, qui vendraient père et mère pour s’assurer d’être les premiers à publier leur avis à chaud sur la suite d’Avatar avec une miniature de vidéo annonçant un chef d’oeuvre, alors qu’elles n’avaient jusque là pas grand interêt pour l’oeuvre de James Cameron ou pour tout autre cinéaste ne rentrant pas dans le cadre restreint de Disney/Marvel ou Warner/DC. C’est dire la puissance du rouleau-compresseur, qui aura également réussi à anéantir toute critique, transformée en soutien inutile mais bel et bien présent d’un système de pensée quand elle devrait le remettre en cause. Mais qui pourrait bien renverser la vapeur ? Ramener un peu d’originalité, un peu d’imaginaire et d’évasion ? Le cinéma « d’auteur » ou du moins plus confidentiel, le fait déjà et parfois très bien. Des grosses productions, notamment indiennes telles que l’incroyable RRR ou quelques gros blockbusters chinois, prouvent à chaque plan qu’elles sont largement au dessus. Mais elles restent bien trop faibles niveau diffusion et ne peuvent pas pousser le public dans sa majorité vers ce type de cinéma pourtant bien plus stimulant. Même un sleeper (succès surprise que personne dans l’industrie n’a vu venir) comme Everything Everywhere All at Once est très loin de provoquer un phénomène au box office comparable à ceux que pouvaient être des sleepers comme Sixième Sens ou Le projet Blair Witch il y a plus de 20 ans. De nombreux cinéastes ont vu leur carrière s’effondrer suite à ce changement de paradigme dans une certaine indifférence de la part d’une partie des cinéphiles. Des cinéastes comme Robert Zemeckis ou Sam Raimi sont réduits à devenir des « Yes Men » sur des commandes impersonnelles pour le compte de la firme aux grandes oreilles. Lilly Wachowski ou Peter Jackson ce sont recentrés sur des activités annexes comme la peinture ou le documentaire, un peu à la manière d’un John Carpenter profitant de sa retraite pour s’adonner à sa passion pour la musique. Martin Scorsese, David Fincher, Guillermo del Toro et bien d’autres oeuvrent désormais sur les plateformes qui constituent un refuge pour leurs projets personnels. Pendant des années, on s’est dit qu’étant donnée l’impuissance de réalisateurs aussi importants que Steven Spielberg, face au rouleau-compresseur, il ne restait plus que James Cameron. L’empereur du box-office, l’intouchable, qui préparait sa suite du plus gros succès de tous les temps… jusqu’à ce que Disney rachète la Fox en 2019. Cet achat, c’est Disney qui se paye enfin Avatar et qui va capitaliser dessus pendant longtemps. Des jouets, des Legos, des Funko Pops, etc… En rejoignant la famille Disney, Pandora devient une colossale machine à fric. Plus encore qu’elle ne l’était déjà.

Mais est-ce une mauvaise nouvelle ? Non, pas pour l’instant. Pas tant que James Cameron et Jon Landau sont aux manettes de la franchise. Au delà de l’opération commerciale, il faut avouer que c’est assez cocasse de voir Disney distribuer un film tel qu’Avatar la voie de l’eau. De devoir composer avec un super-auteur tel que Cameron, qui n’est pas du genre à faire des compromis concernant sa vision des choses, et qui développe depuis toujours un cinéma aux antipodes de celui, si lisse et conformiste, imposé par Disney. Tant qu’il y aura des films Avatar dans les mains des créateurs de cet univers, il restera cet espoir d’un cinéma à grand spectacle qui sort des sentiers battus et offre des expériences de cinéma inédites, intenses, ouvertes au merveilleux. Des blockbusters qui ne ressemblent pas à des photocopies d’autres blockbusters. Des blockbusters qui sont autant des invitations à visiter des univers créés de toutes pièces qu’à explorer notre propre nature. Des films qui ont de la considération pour le public sans lequel ils n’existeraient pas et qui lui offrent au centuple ce qu’il dépense pour les voir. En cela, et même s’il est également le produit de ce système, malgré son mode de production unique, Avatar la voie de l’eau est un véritable acte de résistance. Un phare dans la grisaille du monde du blockbuster et qui, on l’espère de tout coeur, sera suivi. Mais pour ça, il doit être un énorme succès, au moins autant que son prédécesseur. C’est la seule condition qui permettra au studio-démiurge de réouvrir les vannes et d’autoriser à nouveau de la création au sein de ses productions, de briser ce moule lucratif mais tellement frustrant pour les spectateurs avides de cinéma, mais également sans doute pour les artistes.
Remerciements à Yoan Orszulik pour sa collaboration à l’écriture de cet article.