Souvent oublié dans la dense filmographie de Michael Mann, Ali représente pourtant la formule parfaite du biopic. Ni cérémonial, ni hagiographique, jamais dans la célébration ou dans un mimétisme bébête, Ali est avant toute chose une grande œuvre de pur cinéma et un vrai film de Michael Mann, qui a complètement réussi à se réapproprier un projet resté en développement hell pendant 10 ans. C’est également, accessoirement, la preuve qu’un grand directeur d’acteurs est capable de transformer un âne en cheval de course, offrant à Will Smith le rôle de sa vie.
Qu’attendre d’un biopic sur Muhammad Ali ? Une fidélité absolue au personnage hors du commun façon documentaire ? Pour cela, il existe le formidable When We Were Kings de Leon Gast, définitif et sans équivalent. Ali, c’est autre chose. Projet en développement pendant une dizaine d’années et sur lequel se sont succédés des réalisateurs tels que Spike Lee et Oliver Stone, ce biopic pas comme les autres, d’abord écrit par Stephen J. Rivele et Christopher Wilkinson, puis complètement retravaillé par Michael Mann et Eric Roth (Forrest Gump, Révélations), est devenu un vrai film de Mann, parfaitement inscrit dans son œuvre. Plutôt que d’adopter la structure classique d’un film biographique, avec un premier acte sur l’enfance pour bâtir le personnage et développer un adulte sur les traumas de cette période, il propulse directement le spectateur face à un boxeur de 22 ans qui va remporter son premier titre de champion du monde face à Sonny Liston. Une entrée en matière qui pose déjà l’ensemble des enjeux de cette fresque, simplement par la grâce de sa narration.

En effet, l’habile montage introductif alterne les séquences, entre un concert survolté de Sam Cooke, l’entraînement du futur champion, les remarques racistes de policiers et une dévotion totale à un sport. Comme toujours chez Michael Mann, le Diable est dans les détails, toutes les informations – nombreuses – passent par un simple plan ou quelques lignes de dialogues, de quoi économiser un long flashback qui n’aurait pas été plus efficace. Cette science de la narration propre au cinéma de Michael Mann, qui n’a eu de cesse de la radicaliser jusqu’à Miami Vice, se montre d’une efficacité redoutable au moment d’aborder un personnage aussi complexe que Muhammad Ali. Et même si sa relative sobriété, son manque d’emphase, nuisent quelque peu à la peinture du champion qui ne parait pas aussi explosif dans la vie de tous les jours qu’il en l’était véritablement, le portrait qui en découle reste d’une infinie justesse. Mais le plus important n’est pas là. Ali fait de Muhammad Ali un grand personnage de cinéma. La fidélité n’est peut-être pas de 100% mais elle est suffisante pour articuler un récit autour d’une figure extraordinaire et – comme toujours chez Michael Mann – en marge de la société dans laquelle il évolue. Ce superhéros de chair et de sang, véritable volcan impossible à retenir, mais également cet être faible – soit un extraordinaire paradoxe face à sa présence sur un ring – a droit à ce qui est peut-être le biopic le plus majestueux de l’histoire du cinéma, simplement car il est entre les mains d’un des plus grands conteurs et un des plus grands metteurs en scène que le monde ait connu.
Peu de biopics ont tenté une approche aussi audacieuse, celle d’un film littéralement mutant, prenant énormément de risques avec la représentation. Ali est en effet le film à travers lequel Michael Mann a amorcé sa révolution numérique. Pionnier dans le domaine, le réalisateur a tourné plusieurs scènes avec la Sony CineAlta HDW-F900, des séquences immédiatement reconnaissables, généralement réservées à des images du boxeur en extérieur de nuit, et parfois en insert lors des scènes de boxe. Si le rendu n’est pas toujours « beau », il annonce ce que deviendra le cinéma du réalisateur les années suivantes et propose au cinéma des images à l’esthétique nouvelle, qui apportent au personnage des nuances simplement par la force de l’image pure, le propulsant dans une sorte d’environnement de cinéma irréel. Le paradoxe étant bien entendu que ces images paraissent en réalité plus « réelles » que l’image de cinéma sur pellicule.

Sur un plan purement esthétique, Ali est une merveille. Chaque plan des quelques 2h40 qui composent le film est une pièce d’orfèvrerie au niveau de la composition des cadres. Mais aucune épate, car tout est au service de la narration et uniquement au service de la narration. Ce travail sur le cadre, dans un scope flamboyant permettant d’insérer énormément d’information à l’image, notamment à travers un jeu assez incroyable sur les focales, permet ainsi d’éviter soigneusement les motifs attendus et redoutés. Un très bel exemple se situe autour de l’assassinat de Malcom X. Grâce à sa maîtrise de l’ellipse et sa retenue, Michael Mann parvient à créer une relation très forte entre les deux hommes en à peine quelques scènes, la déchire en une phrase (en utilisant au passage un procédé de voix off assez rare dans le film, toujours à des moments-clés permettant de pénétrer l’esprit de Muhammad Ali avant qu’il ne s’exprime, soit un effet de dramaturgie particulièrement déstabilisant) et observe les conséquences. L’assassinat est en lui-même d’une brutalité saisissante, mais c’est la séquence suivante qui se montre virtuose. Dans un premier temps, celui qui se rêve « champion du peuple » se fait alpaguer alors qu’il conduit sa voiture avec un « Ils ont abattu Malcom », il allume la radio, écoute la triste nouvelle, s’ensuivent quelques plans sur ce peuple perdant un de ses leaders les plus charismatiques, une larme sur la joue du boxeur est ce plan serré qui ne fait pas la mise eu point sur le personnage dans son véhicule mais sur l’arrière-plan, afin de s’éclipser, de ne pas interférer avec sa tristesse et sa rage. A ce moment, il n’y a plus que l’image qui parle, et le procédé cinégénique n’est que pure virtuosité. C’est dans ces moments que l’évidence saute aux yeux : il n’y avait que Michael Mann pour dresser ce portrait du champion, et peu importe si le portrait manque parfois de punch.
Parfois seulement, et globalement dans les représentations du boxeur dans la vie de tous les jours. La faute à un Will Smith merveilleusement dirigé et contrôlé, mais finalement tellement dans le contrôle qu’il en oublie la folie du personnage. Ce n’est finalement qu’un détail car l’acteur trouve là son rôle le plus complexe, à la mesure de son investissement donnant lieu à une performance remarquable, probablement la seule de sa carrière. Une prestation qui devient étincelante dès qu’il monte sur le ring. Les séquences de boxe sont d’une intensité et d’une précision tout bonnement hallucinantes. Si elles sont si réussies, c’est à la fois grâce à l’acteur qui bouge avec cette aisance si particulière, proche de la danse, et donne vraiment de sa personne dans les combats, et grâce à la mise en scène de Michael Mann, à la recherche de l’immersion totale. Ali est un film qui privilégie la caméra à l’épaule et la steadicam, apportant au cadre ce léger mouvement, comme si l’énergie ne quittait jamais le personnage. Mais l’outil devient fondamental lors des scènes de combat, le réalisateur plongeant l’œil du public au plus près des corps de ces athlètes, jusqu’à presque sentir leurs muscles et leur sang.

Cette mise en scène très organique est à mettre au crédit de Michael Mann, car elle découle logiquement de ses travaux précédents, mais également à celui du génial directeur de la photographie Emmanuel Lubezki, pour sa seule et unique collaboration avec le réalisateur. Chaque plan est là pour raconter une histoire, pour souligner un trait de caractère, pour raconter la grande histoire derrière celle de cet homme. Le mouvement des droits civiques, la ségrégation (une seule scène de l’enfance, dans un bus, qui vaut plus que mille paroles), la guerre du Vietnam, la situation dramatique de l’Afrique, la réappropriation de la misère par l’Amérique à des fins spectaculaires… Ali, derrière le biopic, est une œuvre éminemment politique et qui observe l’Amérique droit dans les yeux, qui la juge également, avec toute la colère et le discernement nécessaires. Et c’est également le portrait d’un être humain qui rêve d’être un héros, mais un être facilement manipulable, peu instruit (là encore, une seule ligne de dialogue pour le souligner), un mauvais père et un atroce mari, un être imbu de sa personne et plutôt insupportable. On est loin de l’hagiographie, ou du mythe. Ali c’est l’histoire d’un homme qui s’est cru parmi les dieux, qui est tombé autant pour son arrogance déguisée en désir de liberté qu’à cause d’un système fondamentalement raciste, qui s’est relevé, et qui s’est retrouvé à genoux lorsque son rêve a fusionné avec celui de milliers d’enfants. La séquence en Afrique est fondamentale pour saisir la fêlure du personnage. Ce qui ressemblait à une séquence type « Rocky » prend tout à coup une dimension extraordinaire lorsque le boxeur se retrouve face à des représentations de lui-même combattant des tanks ou des maladies meurtrières. Tout à coup, Ali prend conscience de ce qu’est réellement le « champion du peuple », et cela va bien plus loin qu’un combat de boxe ou que quelques bons mots bien placés. Sa victoire au Zaïre n’en est que plus belle, plus symbolique d’une lutte bien plus vaste qu’un ring. Ali c’est tout ça. Un biopic, oui, mais surtout 2h40 de fusion entre le micro et le macro, entre un acteur et un personnage, entre un homme et l’univers qui l’entoure, l’avale, le détruit et le fait renaître. Peu importent ses faiblesses, il devient une légende, et encore un peu plus devant la caméra de Michael Mann qui ne le brosse pas dans le sens du poil.