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Présenté à la dernière Mostra de Venise où il fut accueilli dans une indifférence glaçante en dehors de la presse italienne, Adagio, le nouveau film de Stefano Sollima, vient de finalement débarquer sur Netflix. Une exposition par la petite porte pour une oeuvre pourtant majeure du nouveau maître du cinéma italien, qui s’amuse à prendre nos attentes à contrepied pour terminer son portrait de la cité romaine. Et plus globalement de notre monde.

Après s’être formé en réalisant l’intégralité de la série Romanzo criminale, premier gros morceau pour le réalisateur en devenir après de longues années à mettre en scène des courts et quelques épisodes de séries TV diverses, Stefano Sollima réalisait ACAB en 2012. Un premier long métrage coup de poing, qui plongeait dans le quotidien d’une compagnie de CRS italienne à Rome, et qui explorait une spirale de violence tétanisante. Mais surtout un film qui refusait toute forme de manichéisme, quitte à prêter le flanc aux critiques les plus bas du front y voyant un objet fascisant. Depuis, la carrière de Sollima suit une trajectoire exemplaire, aussi bien à la TV qu’au cinéma, autant quand il transcende des commandes que quand il développe son oeuvre plus personnelle. Adagio marque son retour en Italie, après une longue période passée à travailler à l’étranger. Un film qu’il souhaitait, comme son titre l’indique, voir prendre son temps. Ainsi, si sa trilogie romaine avec ACAB et Suburra était une symphonie, Stefano Sollima emprunterait la voie de Beethoven pour sa symphonie n°9 où l’adagio était positionné en troisième mouvement. Il est d’ailleurs grandement question de musique ici, comme souvent chez Sollima. Une fois passé le plan aérien inaugural, avec cette vision hypnotique d’une ville de Rome qui plonge dans l’obscurité pendant qu’un incendie semble ronger l’horizon, on plonge immédiatement dans une séquence où un jeune homme se prépare tout en chantant un morceau de rap. Ici résonne Take 3 de Shiva pour celui qui semble être notre héros, comme un écho à Ciro qui chantait sur ‘A storia ‘e Maria lors de l’ouverture de la série Gomorra. Si on y prête suffisamment d’attention, on peut entendre « Les pères sont toujours absents ou endettés au jeu. On se demande pourquoi leurs fils sont comme ça », ou que « L’argent est la racine du mal », tandis que le cadre regorge d’informations (le jeune homme qui se positionne face à un miroir en forme de croix pour créer une sorte d’icône religieuse moderne) et que le découpage laisse s’installer l’idée de séquences ponctuées par les coupures de courant. Puis, dans un léger mouvement de zoom, le visage du protagoniste se fige pendant qu’il prend en main un téléphone, alors qu’il était jusque là dans un bon délire. En un peu moins de 4 minutes, Stefano Sollima pose son personnage central, tout son décor, les enjeux principaux de son récit et le rythme sur lequel il va se caler. Et en réalité, tout ce qui suit sera à l’avenant. Sous ses airs de film un peu lent dont on aurait déjà vu les éléments mille fois (la jeune frappe, les vieux gangsters, les politiciens corrompus, les flics ripoux…), Adagio invente son propre langage. Stefano Sollima est tout à fait conscient qu’il joue avec tout un héritage du cinéma italien, et notamment celui de son père. Pourtant, son film ne ressemble à aucun autre et porte fièrement la patte de son auteur, dont le style est aujourd’hui immédiatement reconnaissable. Sollima ne cherche jamais à épater gratuitement. Si certaines de ses séquences impressionnent, c’est car le récit impose qu’elles en mettent plein la vue, pour marquer durablement l’oeil du spectateur. Par exemple, une nouvelle fois après ZeroZeroZero, il prouve qu’il est aujourd’hui le roi pour filmer les scènes en boîte de nuit, bien plus que tous ces pétards mouillés qui excitent des festivaliers en mal de sensations. Celle d’Adagio est incroyable, balayant d’un élégant revers de main la nature profondément machiste de ce genre de scène. La chorégraphie scénique, le tempo adopté, la beauté presque surréaliste des lumières et couleurs, tout tient de l’orfèvrerie. Et en plus, la fête est nommée « La dernière nuit du monde », ce qui donne directement le ton du film.

Cette fois Stefano Sollima et son scénariste Stefano Bises font le choix de limiter l’intrigue du film a une seul nuit. Là encore on est sur un concept inhérent au genre, et qui généralement induit un rythme effréné. On l’aura compris, Sollima prend ici tout ça à contrepied et il va prendre son temps pour bien dessiner tous ses personnages et proposer quelque chose d’extrêmement dense. Adagio, qui aurait également pu se nommer « Requiem », se mue assez rapidement en une sorte de marche funèbre. Au fur et à mesure que des personnages viennent se greffer à Manuel, il se dessine une toile qui n’était pas du tout le récit attendu. Stefano Sollima est un expert dans l’art de brouiller les pistes et de naviguer autour d’une zone de flou, explorant toute la richesse de la nature humaine pour ne pas tomber dans les archétypes. Et ici, c’est autant le cas au niveau des personnages que de la nature de son film. Par exemple, pendant une bonne vingtaine de minutes il entretient le doute sur la nature des personnages qui poursuivent Manuel et le font chanter. Ils pourraient autant être des criminels que des flics. Et cela fonctionne en grande partie car il n’introduit pas les personnages par leur fonction dans la société. Généralement un flic est introduit en faisant le flic et un voyou en faisant le voyou. Ici, le personnage de Vasco, génialement interprété par Adriano Giannini, est introduit à travers son rôle de père célibataire avec ses deux fils. C’est cette humanité que recherche Sollima dans toute son oeuvre, et qui fait que ses films ne ressemblent quasiment à aucun autre. Mais il est également tout à fait conscient que la nature humaine tend vers la violence et le chaos. Ainsi, il va dévoiler peu à peu que Manuel constitue le fil conducteur du récit mais n’en est pas le sujet. Adagio est en réalité un film sur un trio de vieux gangsters qui portent des surnoms de Rolex légendaires (symboles de réussite ultimes), des gangsters en fin de parcours qui s’admirent autant qu’ils se haïssent. Mais surtout des gangsters qui voient en Manuel une ultime possibilité de rédemption, voire un petit espoir pour l’avenir (comme dit plus haut, il est introduit sous forme d’icône). Tout simplement car le garçon, pas vraiment taillé pour l’univers des criminels comme le lui fait rapidement remarquer le personnage de Cammello, est le produit et donc la victime de cette ville, et plus largement de ce monde, qu’ils ont participé à bâtir. C’est cette société où l’argent est roi, car il permet de s’acheter des belles choses qui vont définir qui nous sommes, qui va être le moteur d’une réaction en chaîne broyant un personnage tel que Manuel. C’est également l’argent qui va pousser une bande de flics à commettre des atrocités pires que des criminels, car sans cet argent pour payer un avocat un père pourrait être privé de ses enfants. Stefano Sollima ne révolutionne rien en abordant ces sujets, mais déjà il ne se contente pas de dire « on vit dans une société », mais surtout il embrasse le mouvement du monde dans son ensemble et observe sa ville, et plus généralement notre société, sombrer dans le chaos et commencer à complètement cramer.

Alors comme d’habitude avec Sollima, ce n’est pas vers son cinéma qu’il faut se tourner quand on cherche à se rassurer et faire l’autruche sur l’état du monde. Pourtant, pour une fois il nous offre une petite note d’espoir, même si l’infime possibilité d’un avenir un peu plus éclairci passe d’abord par la destruction totale des racines du mal. Il illustre tout cela très bien, allant au bout de son concept de marche funèbre après avoir réussi un nouveau tour de force pour qu’on s’attache à des ordures. Et si Adagio fonctionne si bien, c’est que le film est construit à la perfection, comme une marche inarrêtable et ponctué de séquences mémorables. On pense à l’utilisation de la coupure de courant pour mettre deux personnages sur un pied d’égalité lors d’un gunfight, l’un des deux étant aveugle. Ou d’une fusillade dans une gare qui réussit à rendre un bel hommage à De Palma tout en proposant une approche radicalement différente et d’une violence sourde sans effusion mélodramatique. Et comment ne pas évoquer cette scène complètement folle du type suivi par la police, qui disparait de leur regard pour leur tendre un piège. Sur le papier la scène a été vue des centaines de fois au cinéma, dans Adagio elle est exécutée avec une telle précision dans le découpage qu’on a l’impression de la voir pour la première fois. Ou plus simplement, certaines visions d’apocalypse, ces cendres tombant du ciel qui semblent se transformer en un vol d’oiseaux fuyant la cité romaine, ou encore ces petites scènes d’intimité tellement fines entre Manuel et Cammello. Ce travail d’orfèvre de Stefano Sollima, qui l’assoit un peu plus comme l’un des plus grands metteurs en scène de notre époque, doit également énormément à la qualité de la photo de son binôme Paolo Carnera, mais également à l’incroyable travail effectué sur le montage par Matthew Newman, assisté par Silvia De Rose, qui avait participé au montage de ZeroZeroZero. Et une fois encore, Stefano Sollima peut s’appuyer sur un casting extraordinaire. Le jeune Gianmarco Franchini est excellent dans le rôle de Manuel mais autour de lui c’est un festival. Adriano Giannini, comme on l’a dit plus haut, mais également Valerio Mastandrea, incroyable dans le rôle du vieux mafieu aveugle, mais surtout Toni Servillo et Pierfrancesco Favino. Le premier impressionne dans la peau d’un vieux boss de gang qui n’a visiblement plus toute sa tête mais a parfois des éclairs de lucidité effrayants, ce qui complexifie grandement l’empathie que son état induit de prime abord. Le second, littéralement méconnaissable, incarne un homme broyé jusque dans sa chair par le monde dans lequel il a évolué, et qui paye chaque jour les conséquences de ses actes autant qu’il rumine la haine envers lui-même qu’il projette sur un autre. On notera qu’intelligemment, Stefano Sollima a globalement écarté les femmes de son récit à une exception près. Car il parait assez clair que pour lui, c’est de l’homme que viendra la fin du monde, et s’il en ausculte brillamment toute la complexité sans jugement simpliste, c’est pour mieux illustrer le mal inhérent à sa nature. Et comme le chante Franco Califano dans la chanson qui ouvre le générique de fin, « tout le reste n’est qu’ennui ».

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En résumé

Plus qu'une conclusion de sa trilogie romaine, Adagio représente pour Stefano Sollima une forme d'aboutissement. Un polar sur la fin du monde, une marche funèbre, un portrait bouleversant sur la noirceur de la nature humaine... il signe ici son meilleur film, techniquement exceptionnel et d'une lucidité rare sur la marche du monde. Un véritable bijou.
9.5
10

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Auteur

Gigantesque blaireau qui écrit des papiers de 50000 signes absolument illisibles de beaufitude et d'illettrisme, d'après Vincent Malausa.

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