9 ans après A Girl at My Door, la réalisatrice sud coréenne July Jung revient sur grand écran avec son second long métrage About Kim Sohee, découvert au Festival de Films de Femmes de Créteil où il a reçu le Prix Graine de Cinéphage. Le résultat final démontre que malgré ces nombreuses années absences, July Jung n’a rien perdu de son talent pour aborder l’oppression sociale sans jamais renier la force du langage cinématographique.
À l’origine de About Kim Sohee se trouve un fait divers survenu fin 2016 à Jeonju, une petite ville sud-coréenne. Après une formation professionnelle dans un centre d’appel pour une grande entreprise téléphonique, une lycéenne s’est donnée la mort. Suite à ce suicide, la famille épaulée par des syndicats a tenté de démontrer la responsabilité de l’entreprise téléphonique dans ce drame. Cette dernière qui fuira ces allégations, verra ses conditions de travail désastreuses dévoilées au grand jour, provoquant un émoi national qui aboutira à une modification de la loi relative à ce type de formation. En 2020, July Jung est contactée pour mettre en images cette histoire. Découvrant l’existence de ce fait divers survenu au moment de la destitution de la présidente sud-coréenne Park Geun-hye, la réalisatrice effectue un important travail de recherche avant la rédaction du scénario qu’elle enverra à Bae Doona, qui acceptera immédiatement de retravailler avec elle. En plus de l’actrice principale de son précédent film, July Jung retrouve le compositeur Jang Young-gyu, qui a depuis oeuvré sur The Strangers et Dernier train pour Busan. Le chef opérateur Kim Il-yeon (Exit), ancien camarade de Jung à l’Université Nationale des Arts de Corée, s’occupe de la photographie. Tandis que Lee Young-lim (Last Child) et Choi Im (Unframed) se chargent respectivement du montage et des décors. Pour le rôle de Kim Sohee, la réalisatrice jette son dévolue sur Kim Si-eun une actrice ayant à son actif plusieurs séries télé et pour qui About Kim Sohee est le premier rôle principal sur grand écran.

À l’instar du fait divers qu’il adapte, le second film de July Jung suit le parcours de la lycéenne Kim Sohee qui, pour son stage de fin d’études, intègre un centre d’appel de Korea Telecom. Une compagnie pratiquant des conditions de travail difficiles qui coûteront la vie à Kim Sohee, avant que le récit ne suive l’enquête de l’inspectrice Yoo-jin (Bae Doona) sur les circonstances de sa mort. Comme l’indique ce résumé, About Kim Sohee fonctionne en deux temps. La première partie est centrée sur la descente aux enfers que subit l’adolescente chez Korea Telecom. Bien que prenant pour cadre un fait divers, July Jung va contourner les dictats en vigueur dans un certain cinéma social, pour renouer avec l’approche atypique de son précédent long métrage. De son propre aveu l’idée n’était pas de faire passer un message mais plutôt d’explorer le fonctionnement d’une société. Ainsi l’environnement réaliste dans lequel prend place About Kim Sohee est vrillé de l’intérieur par une approche subtilement évocatrice. Bien qu’optant largement pour la caméra à l’épaule dans la première partie du film, July Jung fait en sorte que le spectateur épouse totalement le point de vue de son héroïne à travers une multitude d’effets « imperceptibles » : changement de focales, travail sur les décors et la figuration, rétrécissement progressif de l’espace (accentué par le choix du ratio 1:85), omniprésence des écrans (ordinateurs, smartphones), sound design, cadre centré, jeu sur les perspectives, accumulation de détails en apparence anodins (les pantoufles), etc… . qui vont dupliquer l’impact émotionnel de nombreuses scènes. À l’instar de A Girl at My Door, About Kim Sohee est l’occasion pour July Jung de démontrer son talent pour représenter l’oppression et l’étau qui se resserre sur des individus à travers des moyens purement cinématographiques. L’intrigue située dans une grande compagnie étant l’occasion d’appliquer son approche à un champ sociologique beaucoup plus large. Des coups de téléphone permanents au harcèlement en ligne, en passant par le fait de refuser d’écouter quelqu’un ayant perdu ses proches.. . Tous ces éléments reposent sur un vrai crescendo dramatique, traduisant le fonctionnement Kafkaïen d’une société capitaliste. Le tout culminant dans une scène ou après s’être rebellée contre sa hiérarchie, Kim Sohee voit ses collègues retourner au travail sans sourciller, tandis qu’une montée sonore vient obstruer son esprit. Un exploit rendu possible par l’excellente prestation de Kim Si-eun, qui de rebelle passe à la résignation. Une volonté de jouer sur un changement radical de paradigme psychologique qui permet de donner une vraie consistance dramaturgique à l’ensemble, et de mieux cerner l’approche de la réalisatrice. De son propre aveu sa rencontre avec Lee Chang-dong, lors de la conception de A Girl at My Door, fut une vraie source d’enseignement. Ce dernier, qu’elle considère comme son mentor, lui a appris l’importance de toujours penser au public et d’exprimer ses idées via un langage purement cinématographique.

Dans About Kim Sohee, la dramaturgie s’effectue autour de personnages archétypaux totalement assumés, propres à éveiller l’imaginaire cinématographique du spectateur et évoquer des choses dépassant le cadre d’un simple fait divers. Outre Kim Sohee, présentée comme une rebelle broyée par un environnement totalitaire, la nouvelle manageuse venue remplacer son prédécesseur est calquée sur l’archétype du représentant de grosses sociétés pensant d’avantage aux profits qu’à la vie humaine tel qu’on pouvait le voir dans le cinéma des 80 : Wall Street, RoboCop, Aliens.. . Un archétype revenu sur le devant de la scène ces dernières années y compris dans le cinéma populaire sud-coréen comme en témoignent Veteran ou Okja, et qui représente la main basse des compagnies privées sur le système politique et social de la Corée du Sud. Bien que restant dans une approche sobre July Jung n’hésite pas à faire de la manageuse une source de conflits, liée à la discrimination sociale. Autant d’éléments qui contribuent à un climat anxiogène de plus en plus éprouvant qui culmine lors du suicide de Kim Sohee montré à travers un effet tout simple, la sortie du personnage du cadre, qui paradoxalement duplique l’impact de la scène. À l’instar du récent As Bestas de Rodrigo Sorogoyen, cet événement dramatique sert d’amorce à la seconde partie du récit, ainsi qu’à un changement de registre. Visuellement cette seconde partie repose d’avantage sur des caméras fixes, allant de pair avec l’aspect introspectif de l’enquête, mais aussi avec le fait que l’inspectrice Yoo-jin prend le contrôle de l’enquête et par extension du cadre de l’image, à contrario de Kim Sohee qui était perdue dans cette dernière. D’un point de vue narratif, cette seconde partie fonctionne sur un effet de symétrie avec la précédente, au point de former un véritable chiasme. En remontant le fil de l’enquête, l’inspectrice refait le parcours de Kim Sohee au point que de nombreux plans font écho à la première partie mais avec un sens différent. La réalisatrice pousse ce mimétisme jusqu’en dans la caractérisation de Yoo-jin qui effectue un parcours inverse à celui de l’adolescente, reproduisant certains schémas mais en leur donnant un sens nouveau : Boire la boisson qu’elle buvait avant son suicide, mettre un coup de poing à un représentant de la compagnie, être en effroi devant le tableau des performances, etc… . Jusque dans l’utilisation symbolique d’un rayon de lumière qui accompagnait Kim Sohee dans le bar, ainsi qu’en arrière plan lors d’une réunion avec ses collègues, que l’on retrouve dans le même bar avec Yoo-jin. Un effet miroir qui trouve son origine dans le club de danse dans lequel s’entrainait Kim Sohee et que fréquentait Yoo-jin au point que ces dernières se sont croisées, dans le miroir ornant la pièce. Même son de cloche à travers les divers fusils de tchekov que sont les vidéos Youtube permettant à l’inspectrice de progresser dans son enquête.

Autant d’éléments qui démontrent une approche organique de la dramaturgie écrite et visuelle. Au point que l’individu progressivement isolé qu’était Kim Sohee devient Yoo-jin, cette inspectrice qui finit par mobiliser un collectif représenté par ses collègues, pour rétablir la justice. Fonctionnant sur un registre plus symbolique que A Girl at My Door, July Jung poursuit sa thématique liée aux relations protectrices entre une inspectrice et une jeune fille. Bien que reproduisant le cadre de nombreux films et séries coréennes, au point que l’inspectrice s’amuse à rappeler que son métier est avant tout administratif. Le personnage de Yoo-jin s’apparente à un archétype anachronique, celui d’une personnalité infaillible, incarnant une vision humaniste de la justice soucieuse de mener cette dernière au bout malgré le poids des institutions. Un archétype qu’incarnait autrefois Jean-Louis Trintignant dans Z de Costa Gavras, ou encore Henry Fonda et Al Pacino respectivement dans 12 hommes en colère et Serpico. Un symbole de dignité qu’incarne Bae Doona, et dont le caractère bouillant et implacable n’est pas sans rappeler les personnages de « justes en colère » autrefois présents dans le cinéma de Sidney Lumet. Encore une fois, c’est justement cette approche évocatrice faisant tutoyer l’intime et l’universel qui confère au film sa singularité. Une dimension qui culmine dans les derniers instants du métrage, qui invitent le spectateur à redonner du sens et une humanité à des images qui n’en avaient plus. Une fin poignante qui finit d’appuyer la réussite du long métrage.