Avec A Touch of Sin, cinquième film de Jia Zhangke produit par Office Kitano, le réalisateur chinois propose une expérience surprenante. Reniant littéralement son style pour en bâtir un nouveau, il prend le train du cinéma de genre en marche comme véhicule pour allumer tout ce qui bouge dans son viseur. La cible ? La société chinoise qui à la campagne comme à la ville produit des monstres. Le résultat est riche, bouillonnant, parfois grotesque, ponctué d’une violence terrible, et sonne comme un cri de détresse assez stupéfiant.
Depuis Xiao Wu, artisan pickpocket, le chinois Jia Zhangke construit une œuvre extrêmement cohérente. Ancré dans un cinéma très social, pas nécessairement très beau et parfois relativement ennuyeux, il autopsie la Chine de l’intérieur dans un style épuré et très « auteuriste ». Avec A Touch of Sin, une petite révolution a lieu. Le cinéma de Jia Zhangke se pare d’une énergie jusqu’à présent très rare et embrasse littéralement le cinéma de genre. Gore, sanglant, et à la fois très drôle, le film étonne en permanence jusqu’à créer une impressionnante mosaïque. Le réalisateur, également scénariste, fait le pari d’une structure de film choral se déroulant sous la forme de chapitres non marqués. Différentes petites histoires qui se recoupent par un détail, des personnages qui se croisent, un petit rien qui lie tous ces destins. Ces destins, ce sont ceux de la Chine dans toute sa pluralité, à travers le prisme de l’abandon à la violence. Lorsqu’il n’y a plus de solution pacifique, c’est l’instinct destructeur de l’homme qui s’exprime au delà de toute raison. Souvent surréalistes, ces explosions de rage et de sang sont pourtant toutes tirées de faits divers que le réalisateur a compilé. Le discours n’en est que plus cohérent et puissant.

En 2012, Lou Ye utilisait déjà, dans Mystery, le cinéma « de genre » pour aborder un contenu social et passer ainsi à travers les mailles du filet de la censure. Jia Zhangke lui emboite le pas pour créer ce film-monstre qui va utiliser la violence pour mieux la dénoncer, mais sans jamais jouer sur la fibre moralisatrice. A Touch of Sin, hommage ironique à A Touch of Zen de King Hu 40 ans plus tard, aborde son sujet de manière très pulp parfois, comme si le pendant chinois de Quentin Tarantino, dans son rapport à la violence outrancière et soudaine, chercher à s’exprimer à travers la voix de Jia Zhangke. Une fois passée la surprise du choc de la séquence d’ouverture, se met en place un récit complexe regorgeant de symboles et de pistes d’analyse, qui tente parfois de façon géniale, parfois de façon maladroite, de replacer l’homme ou la femme chinoise dans la chaîne alimentaire. L’animal règle ses problème par l’intimidation puis la violence, l’homme est un animal, la société chinoise est une jungle. Tout au long du film apparaissent des animaux, ils sont l’élément déclencheur d’une action importante. Un cheval, un serpent, un singe, une vache ou encore un tigre, tous communiquent avec l’humain et semblent lui donner la force d’accomplir ses actes ou d’accepter cette part de violence, animale. A Touch of Sin est une odyssée sanglante à travers la Chine moderne, qui s’ouvre sur des contrées désertiques pour se finir dans le brouhaha des villes. Polymorphe, le film s’empare des codes de différents genres, du polar au western en passant par le film de sabres. La mise en scène y est variante selon les personnages, la photographie d’une élégance remarquable, l’ensemble possède une puissance visuelle indéniable. On pourra lui reprocher un trop grand nombre de plans flous qui font un peu tâche dans un dispositif de mise en scène aussi impressionnant, mais globalement Jia Zhangke a livré un film extrêmement solide au niveau technique. Une technique déployée au service d’un récit, qui s’attarde toujours sur des visages et des regards par des mouvements panoramiques pour conclure des plans séquences, des plans séquences justement qui sont autant des démonstrations que la meilleure idée pour immerger le spectateur dans une action. La longueur des plans est essentielle chez Jia Zhangke qui ne succombe pas à cette manie du cinéma d’auteur de faire durer les plans pour le plaisir de les faire durer, mais adopte un découpage souvent très intelligent.

Dans ce gigantesque opéra de la violence, qui aborde son sujet de façon frontale, sans tomber dans la facilité du hors champ, et faisant ainsi appel à des effets spéciaux sophistiqués pour illustrer les plans les plus gores (notamment des crânes éclatés en plein cadre), Jia Zhangke tente une analyse. A travers les quatre destins choisis, comme autant possibilités de péter un câble dans la société chinoise et d’en venir au pire des échecs (régler un problème en commettant un crime), il autopsie le cycle de la violence, sa mécanique interne. Un homme procédurier finit par prendre les armes et se passer de toute paperasse, un homme qui part travailler loin de sa famille ne s’épanouit que dans son activité de tueur, une femme victime de la double vie de son amant et victime du simple fait d’être une femme (humiliations, sexisme, violence physique) se transforme en une tueuse au couteau, un jeune homme cherche à tout prix d’être puni par la violence mais n’y accède jamais. Ces quatre petits récits se font l’écho d’une douleur sociale, d’une difficulté à communiquer, d’un mépris entre les classes sociales, les hommes et les femmes, qui bâtissent le socle du cycle de la violence. Il n’y a pas d’autre solution que le lâcher prise, l’abandon aux instincts les plus primitifs. En un sens, A Touch of Sin est un film qui dresse un constat terrible dans son rapport au réel, tout en s’imposant comme une expérience de cinéma de genreS étourdissante. Œuvre crépusculaire parcourue de fulgurances graphiques mais également de zones de flottement un peu gênantes, à la violence sourde et soudaine, à l’humour grotesque très présent comme une soupape essentielle, A Touch of Sin marque peut-être la naissance du nouveau Jia Zhangke en colère qui a compris comment utiliser l’artifice du cinéma pour exprimer cette rage et cette tristesse. La Chine produit des monstres et l’être humain s’en évapore, les fondations du géant sont vacillantes, difficile de trouver constat plus amer.