« C’est l’histoire d’un homme de 75 ans qui regarde en arrière, mesure le chemin parcouru et réfléchit au prix qu’il a dû payer pour être là où il est. Un prix très, très élevé. » C’est sur ces mots que Martin Scorsese donne la note d’intention de The Irishman, projet attendu depuis plus d’une dizaine d’années, qui marque les retrouvailles du cinéaste avec plusieurs de ses interprètes fétiches : Robert De Niro, Joe Pesci, Harvey Keitel… . Loin d’être une simple réunion familiale, The Irishman est une oeuvre bien plus surprenante qu’elle en a l’air au premier abord.
En 2004, Charles Brandt, procureur général du Delaware publie « J’ai tué Jimmy Hoffa », une biographie de Frank Sheeran, homme de main de la mafia locale, dont il fut l’avocat, qui lui avoua sur son lit de mort, un an plus tôt, avoir assassiné en juillet 1975 Jimmy Hoffa, célèbre figure controversée du syndicalisme américain. L’ouvrage devient rapidement un best seller et attire l’attention de Robert De Niro qui fait part de sa découverte à Martin Scorsese. En 2008 le duo confie au scénariste Steven Zaillian (La liste de Schindler, Gangs of New York) le soin d’adapter l’ouvrage avec la bénédiction de Brandt. Cependant, la concrétisation du projet prendra une dizaine d’années avec l’appui des producteurs Emma Tillinger Koskoff et Irwin Winkler. En Mai 2016, la compagnie mexicaine Fabrica de Cine se dit partante pour financer le projet, tandis que Paramount se charge de la distribution, mais un an plus tard, les deux compagnies se retirent devant l’ampleur du budget requis. Netflix entre en jeu pour sauver le projet, et confie au cinéaste le plus gros budget de sa carrière, entre 159 et 175 millions de dollars, tout en lui laissant le privilège de tourner son film en pellicule. Outre Robert De Niro, Al Pacino, Joe Pesci et Harvey Keitel, Scorsese engage Jack Huston et Bobby Cannavale issus de ses productions Boardwalk Empire et Vinyl. Stephen Graham, Jesse Plemons et Anna Paquin complètent la distribution en vue d’un tournage prévu en août 2017 autour de New York. Si la monteuse Thelma Schoonmaker, la costumière Sandy Powell, le chef opérateur Rodrigo Prieto, le responsable des effets visuels Pablo Helman et ILM répondent présents, le cinéaste délaisse son chef décorateur Dante Ferretti pour se tourner vers Bob Shaw, principalement connu pour son travail sur Les Soprano et Mad Men avant d’assurer la décoration sur Boardwalk Empire et Vinyl.
De par son sujet et sa troupe réunie à l’écran, The Irishman a tout d’un projet rêvé pour de nombreux spectateurs et cinéphiles, et sur lequel Scorsese pourrait se faire plaisir sans réelle contrainte. Cependant c’est bien mal connaître le cinéaste des Affranchis, qui n’a jamais cessé de se remettre en question. Ces dernières années le réalisateur a été capable de livrer avec la même exigence artistique, un hommage en 3D à un pionnier du cinéma, une satire énergique du monde de la finance et une réflexion spirituelle. À première vue The Irishman fonctionne sur un registre similaire aux Affranchis et Casino, à savoir une épopée mafieuse où le parcours tragi-comique des personnages côtoie une réflexion globale sur le fonctionnement de l’Amérique et par extension de ses mythes fondateurs. The Irishman répond parfaitement à ses critères et réemploie toutes les figures de style ayant fait le succès des œuvres citées plus haut mais en leur donnant un sens tout autre, au point que Scorsese dynamite de l’intérieur cette structure narrative à priori balisée. Le film démarre sur un Frank Sheeran en maison de retraite narrant face caméra le récit de sa vie, de ses débuts dans la mafia jusqu’à l’assassinat de Jimmy Hoffa. Un élément qui d’entrée de jeu instaure une dimension introspective au récit qui ne le quittera plus. Bien que l’histoire reste assez linéaire, le spectateur est amené, via le narrateur, à faire régulièrement un va-et-vient entre le passé et le présent, avec pour fil rouge le trajet en voiture de Sheeran et son ami Russell Bufalino (Joe Pesci) dans les 70s.
La force de The Irishman réside justement dans ce contrepoint aux précédentes itérations du cinéaste, qui délaisse l’aspect fastueux de ses précédents récits de gangsters, pour une approche plus intimiste dans laquelle Sheeran apparait avant tout comme une petite frappe amenée à rester dans l’ombre de ses employeurs. Une idée que Scorsese traduit à merveille, isolant régulièrement Sheeran du cadre, dans de nombreuses confrontations verbales avec Bufalino et Hoffa. Bien qu’actif, Sheeran est avant tout témoin éloigné des considérations de ses collègues, faisant la transition entre les pouvoirs officieux, mafia, et officiels, syndicats. Une donnée qui va également perturber les traditionnelles réparties comiques auxquelles le cinéaste nous a habitué au point que le spectateur, trop centré sur les improvisations auxquelles s’adonnent ses excellents comédiens, ne verra pas les nombreux sous entendus induits par la position du personnage dans le cadre. On pense autant à Sam Rothstein de Casino qu’aux prolétaires de Sur les quais d’Elia Kazan. Un changement de paradigme qui doit beaucoup à la prestation de De Niro. Ce dernier ayant la lourde tache d’incarner un personnage sur différentes périodes. L’emploi de maquillages pour vieillir un interprète ayant déjà fait ses preuves par le passé, reste l’épineuse question du rajeunissement numérique, que seules les productions Marvel ont réussi à employer de manière convaincante sur Michael Douglas dans Ant-Man et Kurt Russell sur Les Gardiens de la galaxie volume 2, pour un intérêt artistique limité à la seule nostalgie.
Si le résultat dans The Irishman s’avère perfectible dans certaines scènes, notamment lors du flashback dans la seconde guerre mondiale, il n’en demeure pas moins convaincant à de nombreuses reprises, sur tout ce qui touche aux scènes nocturnes ou lors de confrontations verbales. Le parti pris de Scorsese étant de ne pas faire une reproduction rajeunie de De Niro stricto sensu, mais plutôt une variation trapue de ce dernier. Si ce parti pris peut paraître déstabilisant au premier abord, il n’en demeure pas moins pertinent au sein du métrage, comme dans sa manière de contourner les contraintes induites par l’âge du comédien faisant de son personnage une personnalité repliée sur elle-même et parfois maladroite dans ses actions. La prestation toute en subtilité de Robert De Niro sied à merveille à un personnage qui aurait pu facilement tomber dans la caricature. Même constat du côté de Joe Pesci dont la prestation en Bufalino joue sur un registre moins grandiloquent qu’à l’accoutumée, également plus en phase avec les enjeux du récit. Quant à Al Pacino, si son jeu « over the top » peut paraitre moins surprenant, il n’en demeure pas moins en accord avec son personnage au point de rendre ses réparties communicatives. Même constat du côté de la mise en scène qui multiplie les idées baroques et transitions ingénieuses mais en se pliant à la dimension intimiste de son récit, un peu à la manière de Sam Raimi sur Un plan simple, au point que certains morceaux de bravoure jouent sur des détails en apparence anodins pour appuyer leur effet sur le spectateur. L’un des meilleurs exemples est la scène où l’un des personnages féminins hésite à allumer sa voiture par peur d’une explosion, au point que le cinéaste et sa monteuse utilisent une image subliminale pour piéger le spectateur. Une approche de la réalisation bien plus complexe qu’elle n’en a l’air, au point de passer inaperçue lors d’un visionnage hâtif. Au risque que certains spectateurs seraient tentés de voir en The Irishman un téléfilm de luxe du fait d’un ratio d’image différent du CinémaScope auquel le cinéaste nous avait habitué. De nombreux enjeux fonctionnent sur un registre dans leur portée dramatique.
L’autre point fort de The Irishman est la manière dont la dimension introspective du récit joue sur une mise en abime du genre. Si le film de Martin Scorsese est une allégorie évidente des tourments qui ont hanté les États Unis durant plusieurs décennies, il est surtout l’occasion pour ce dernier de tendre un regard vertigineux sur son oeuvre et son héritage, à la manière de son ami Steven Spielberg sur Ready Player One. Un parallèle bien moins saugrenu qu’il n’en a l’air dans la mesure où Scorsese, comme Spielberg, est l’un des seuls représentants du Nouvel Hollywood à avoir su mener sa carrière au gré des changements de l’industrie Hollywoodienne. À l’instar de son confrère ayant mis en images E.T., Scorsese a parfaitement conscience que malgré une filmographie éclectique, son nom reste étroitement associé au genre qui l’a rendu célèbre. En l’occurence le film de gangsters auquel il a apporté la quintessence, au point d’être cité par de nombreux opportunistes n’ayant retenu de son approche du genre que son vernis humoristique et clinquant. Le cinéaste profite donc de son dernier long métrage pour revisiter de nombreux moments marquants de sa filmographie à travers une perspective inédite induite par le personnage de Frank Sheeran. Par exemple, ce dernier étant amené à contempler une maquette du Casino présent dans l’ouverture du film éponyme, tandis que le passage où sa voiture passe par un lavomatique renvoie à un changement de cap historique similaire à l’arrivée du tourisme de masse à Las Vegas, ralenti à l’appui.
Un référentiel visible, mais utilisé de manière pertinente à des moments clés du récit, tout comme lorsque le cinéaste réemploie des figures de style issu d’autres classiques du genre comme L’ennemi public de William Wellman, ou même en citant explicitement ses confrères De Palma et Coppola, en filmant en gros plan le regard fuyant de Pacino à la manière de Scarface ou en jouant sur l’allégorie finale dont on laissera la surprise au spectateur. Un dernier tour de route, appuyé par la présence de seconds rôles qui marquent un lien de parenté allant de James Cagney à Breaking Bad, en passant par Les Soprano et les séries de Scorsese (Boardwalk Empire). C’est justement dans son dernier tiers que le propos de Scorsese apparait le plus explicite, celui d’un baroud d’honneur à l’égard du genre et de ses itérations, qu’elles soient cinématographiques ou télévisuelles. Le tout à travers un personnage principal regardant son passé avec regret, et qui restera à jamais une énigme aussi bien pour le spectateur que pour lui-même. Une note douce amère qui finit d’imposer The Irishman comme une oeuvre extrêmement personnelle pour son cinéaste.