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Après My Blueberry Nights, son film américain qui aura peu convaincu, Wong Kar Wai revient à un cinéma autrement plus ambitieux avec The Grandmaster, projet de longue date qui vient se greffer à la grande vague de films tournant autour de la figure d’Ip Man pour mieux s’en détacher. Comme il a pu le faire auparavant avec le WXP ou le polar, Wong Kar Wai repense le film de kung-fu à travers son regard déformant et livre peut-être son plus beau film. Une merveille esthétique qui, derrière l’exercice purement technique, n’est ni plus ni moins qu’un des portraits les plus foisonnants de la Chine. Plus que romantique, le nouveau Wong Kar Wai atteint un niveau d’élévation spirituelle assez impressionnant.

Un temps appelé « The Grandmasters », titre qui lui sied beaucoup mieux tant le film n’est pas le portrait d’un homme seul, The Grandmaster est une œuvre atypique. Avec son tournage étalé sur trois ans, son script pour lequel Wong Kar Wai a fait appel aux renforts de Zou Jingzi (scénariste de Riding Alone – Pour un fils de Zhang Yi-Mou) et Xu Haofeng (scénariste, monteur, chorégraphe, monteur et réalisateur de l’étonnant The Sword Identity), ses acteurs formés aux arts martiaux pendant de longues années jusqu’à atteindre un niveau de véritables maîtres, sa genèse l’ancre déjà dans la légende du film de kung-fu. Mais plus étonnant encore que sa construction, c’est bien le résultat qui s’impose comme une réussite totale. Car à l’exception de quelques transitions un brin abruptes et un arc narratif ayant visiblement souffert de coupes très franches, The Grandmaster permet à Wong Kar Wai d’atteindre un niveau de pureté cinématographique à peu près sans égal. Cette pureté, étroitement liée à un basculement accompli vers une forme d’abstraction (entamé il y a déjà longtemps par le réalisateur qui a rapidement perverti le réel), ne l’empêche pourtant jamais d’ancrer son film dans un discours extrêmement cohérent et multiple, construisant à travers la philosophie des arts martiaux et leurs différentes approches un portrait inédit de ce qu’est devenu la Chine contemporaine. Comme Sergio Leone le fit en son temps avec Il était une fois dans l’Ouest ou Il était une fois en Amérique, Wong Kar Wai use de personnages et de récits intimes pour raconter comment tout un pays a forgé son identité.

Cette fresque, qui ne couvre pourtant que 20 ans d’histoire, représente une charnière historique. Du milieu des années 30 à celui des années 40, c’est une invasion du voisin japonais, une guerre, et un profond bouleversement des valeurs qui s’opère à Hong Kong et en Chine. Quand Sergio Leone filmait le requiem des cowboys et outlaws, Wong Kar Wai filme la lente agonie des grands maîtres des arts martiaux, perdant leur statut de noblesse pour une existence d’enseignants moins enviable. Mais le réalisateur préférant, comme toujours, se focaliser sur ses personnages plus que sur le grand récit, il relaye tous les éléments historiques à de simples repères temporels traités soit sous forme d’images d’archive retravaillées en profondeur, soit par un habile effet de reflet. A ce titre, l’invasion japonaise n’est vue que le temps d’un plan sur le reflet d’une armée dans une flaque au sol. C’est le monde qui tourne autour des personnages, ces derniers évoluant dans leur univers propre même si de nombreuses interactions parsèment le récit. L’ouverture au monde extérieur est d’ailleurs une des clés passionnantes de The Grandmaster, le film s’ouvrant sur un combat au cour duquel Ip Man ferme littéralement le portail sur son monde pour s’achever sur un maître entouré d’élèves de tous horizons dans une métropole grouillante. Du combat brutal vers la sagesse du professeur, on peut très bien y voir la même évolution que chez Wong Kar Wai directement, dont les films propulsés par l’énergie et l’urgence sont peu à peu devenus des exemples de plénitude. The Grandmaster est à l’image à la fois de son créateur et de son sujet, à savoir une recherche d’une forme d’harmonie qu’il atteint cette fois dès sa première séquence. Souvent comparé à un peintre, Wong Kar Wai est aussi, et peut-être même surtout, un poète qui achève ici son œuvre la plus fluide et la plus dense, trouvant dans cette progression de la violence vers la sérénité la construction idéale pour parler de la Chine.

Car The Grandmaster s’ouvre sur une séquence extrêmement violente, le combat d’Ip Man contre des dizaines d’adversaires accompagnant la promotion du film depuis le départ et très vite qualifié d’emprunt à Matrix. S’il suffit d’un type en noir affrontant tout seul plusieurs combattants sous une pluie battante, avec des mouvements filmés au ralenti, pour oser la comparaison d’accord. Mais la comparaison est un peu bête. Véritable démonstration du talent de metteur en scène de Wong Kar Wai, cette séquence, extrêmement longue et ouvrant le bal des quelques scènes d’action du film, surprend par son découpage agressif en décalage avec une chorégraphie assez ample et l’utilisation des hyper ralentis de la caméra Phantom Flex. Entre les combats réglés par Yuen Woo-ping, la photographie surréaliste de Philippe Le Sourd qui vient de monter en grade comme personne et la mise en scène affutée de Wong Kar Wai, cette ouverture, telle un ballet de corps écrasés par la puissance d’un maître, est un modèle du genre. Chaque séquence de combat sera d’ailleurs de ce niveau, avec cette volonté de ne surtout pas se répéter afin de livrer un panel de styles et techniques très large mais également afin de coller au plus près des motivations des personnages et de la narration. La démonstration de force, la séduction, la survie et la vengeance, de ces quatre motifs naissent quatre combats tous aussi impressionnants par leur fluidité et leur raison d’être. Wong Kar Wai ne filme pas une scène de combat car il fait un film sur un maître de kung-fu mais il le fait car cette scène est nécessaire pour construire son personnage et son récit. Un récit par ailleurs largement éclaté au niveau de la narration, l’aspect légèrement chaotique de l’ensemble laissant rapidement place à la sensation de maîtrise totale de la part de ce conteur hors pair qui use de ses artifices classiques mais toujours efficaces. Allers et retour dans le temps, utilisation de la voix off essentielle, ton largement romantique, articulation du récit autour d’une histoire d’amour impossible et donc tragique rappelant des motifs bien précis d’In the Mood for Love ou Chungking Express (« La dernière fois que je l’ai vue… »). C’est au niveau du style, de l’identité visuelle du cinéma de Wong Kar Wai, que se note une évolution importante. S’il joue avec cela dans la première partie du film, The Grandmaster n’aborde plus l’intime à travers des cadres construits autour d’éléments de décor au premier plan. Plus qu’un détail, c’est la marque d’un réalisateur extrêmement sur de lui et qui n’a plus besoin de se cacher, ce qui correspond logiquement à cette ambition assez rare en terme d’ampleur du récit.

The Grandmaster est également une grande histoire d’amour tragique, ce qui marque l’ancrage du film dans la filmographie de Wong Kar Wai. Une histoire d’amour double, complexe et surtout très cruelle. Une histoire d’amour contrariée par le grand thème du film : la notion d’héritage, intimement liée aux grands films d’arts martiaux depuis des lustres. L’héritage en tant que transmission d’un savoir et d’une philosophie, et toujours sous la responsabilité de l’héritier. Ainsi, ce n’est pas un hasard si Wong Kar Wai n’évite pas de mentionner le jeune Bruce Lee, ou un peu plus tard le maître d’Ip Man, Chen Huashun, interprété par Yuen Woo-ping qui revient pour un instant devant une caméra après 20 ans d’absence. The Grandmaster est articulé en grande partie autour de cette notion, faisant évoluer son récit au fil des rencontres entre personnages, tel un film choral. Tony Leung Chiu-wai, Zhang Ziyi et Chang Chen y sont bien entendu impériaux. Ce dernier héritant de l’arc narratif ingrat car le plus coupé alors qu’il représente assez clairement ces maîtres devenus chefs de gangs et travailleurs, sorte de figure tutélaire des grands maîtres qu’on pouvait voir dans Crazy Kung Fu. Le couple Tony Leung et Zhang Ziyi s’avère carrément impressionnant, le premier se glissant avec une facilité déconcertante dans la peau de ce Bouddha à l’apparence humaine dont le sourire de la sérénité ne s’efface jamais, tandis que la seconde y est l’incarnation parfaite de la passion dévorante, tous trois ayant atteint un niveau martial qui dépasse l’entendement. Et si l’ensemble du film peut paraître chaotique au premier abord, la fluidité de l’ensemble, son harmonie, sa grâce, tout intervient à point nommé dans le grand projet de Wong Kar Wai. Non seulement The Grandmaster est un modèle de mise en scène élégante et réfléchie, car tantôt organique, tantôt intime ou plus atmosphérique, elle est en permanence en fusion totale avec le récit, mais il reste également un modèle de narration éclatée. Lister les grandes scènes tient de la mission impossible tant chaque plan est un tour de force, qu’il s’agisse de la composition des cadres ou du mouvement, comme du découpage (la séquence où Zhang Ziyi couvre Chang Chen de son manteau par exemple représente la grâce faite film) à l’exception donc de ces transitions abruptes liées à un montage pas tout à fait achevé. Et tout cela ne serait pas aussi parfait sans la collaboration du nouveau chef opérateur de Wong Kar-wai, Philippe Le Sourd (qui avait déjà travaillé avec le réalisateur sur cette publicité notamment) qui signe une photographie époustouflante, toujours en harmonie avec la grammaire cinématographique développée par la mise en scène de Wong Kar Wai, sans cesse à la recherche de l’angle parfait ou audacieux pour rendre le plus beau des hommages au wing chun et aux autres arts martiaux occupant le film. Il était attendu, il sera difficile de voir plus beau que The Grandmaster cette année au cinéma, et que ce soit au niveau du détail (la séquence de la gare, celle dans la neige, la progression presque vidéoludique avant la scène du biscuit…) comme de l’ensemble.

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Gigantesque blaireau qui écrit des papiers de 50000 signes absolument illisibles de beaufitude et d'illettrisme, d'après Vincent Malausa.

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