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Sorcerer – Critique

Bien plus qu’un simple remake du chef d’œuvre de Henri-Georges Clouzot, Le Salaire de la peur, Le Convoi de la peur, ou Sorcerer étant donné que son titre français fait référence à une version charcutée par son distributeur de l’époque, est un film unique. Parmi les quelques très grands films que compte la carrière de William Friedkin, il tient une place étrange, celle du film maudit, mais en même temps celle du film de l’aboutissement total. Sorcerer contient toute la rage de son auteur, mais également sa mégalomanie des 70’s. Mais c’est surtout un film immense qui s’affranchit de tous les codes et d’une liberté totale.

Quand William Friedkin se lance dans l’aventure de Sorcerer, il est en pleine gloire grâce à deux films, L’exorciste et French Connection, 7 Oscars à eux deux. Porte-drapeau essentiel du nouvel Hollywood, il est également un auteur à l’égo surdimensionné, ce qui lui donne la force de déplacer des montagnes et celle, plus ennuyeuse, de ne pas plier face aux demandes de Steve McQueen pour qui il avait pensé le rôle qu’endossera Roy Scheider, perdant au passage la présence de Lino Ventura. L’égo et la rage, deux éléments essentiels du personnage de William Friedkin et de son œuvre, loin de la sagesse qui l’anime aujourd’hui. Mais la passion également, celle qui permet d’accoucher de chefs d’œuvres s’affranchissant de tout didactisme et qui fait de Sorcerer un film si intense, si particulier. Tellement particulier qu’il sera un triste échec au box office, tout en étant un des films les plus chers à produire à l’époque, ce qui lui vaudra également d’être jugé à l’emporte-pièces pour de mauvaises raisons. Sorcerer est un film exigeant, qui ne prend pas le spectateur par la main et brise la plupart des conventions narratives en vigueur, y compris pendant la révolution du nouvel Hollywood. Son échec était donc à prévoir, car à Hollywood gros budget rime avec une certaine forme d’académisme. Mais aujourd’hui, tel les monstres d’acier dont il filme la renaissance, Sorcerer renait de ses cendres et il n’a jamais été aussi beau.

Sorcerer partage avec Le Salaire de la peur la même idée générale : 4 types venus de pays différents vont trouver une opportunité en acceptant de transporter une quantité considérable d’explosifs à travers des pistes à la limite du praticable. D’une même idée sortent deux films radicalement différents. Il faut garder en tête qu’en arrivant à la fin des années 70, le film de Friedkin est non seulement le produit de son auteur mais aussi de son époque. Un film qui transpire la rage et la fureur, épopée hallucinée qui finira par flirter avec une forme d’abstraction filmique, transcendant littéralement son postulat de départ. Pour établir les choses de façon la plus claire possible, Sorcerer est le Fitzcarraldo, ou l’Apocalypse Now, de William Friedkin. Une œuvre transcendantale dont chaque élément est issu d’un tournage apocalyptique, une aventure derrière la caméra qui contamine directement le cadre, soit le genre de projet pharaonique qui ne pourrait jamais voir le jour aujourd’hui (Mad Max Fury Road est une exception). En toile de fond, une allégorie redoutable du conflit du Viet Nam dans ses derniers instants, cristallisée dans cette compagnie de types venus des quatre coins du monde avec dans les mains de quoi tout faire exploser à la moindre incartade. A l’image de plusieurs films importants de son époque, Sorcerer n’hésite pas à égratigner l’oncle Sam et son impérialisme capitaliste, montrant du doigt comme le mal absolu le conglomérat pétrolier Gulf & Western, par ailleurs alors propriétaire de la Paramount et source de financement vitale du film. Un exemple parmi d’autres de l’absence de compromis d’un William Friedkin aux pleins pouvoirs (une position de tyran qu’il regrette en partie, notamment en n’ayant accepté aucun compromis lui permettant d’avoir Steve McQueen dans le film, et donc de s’assurer un beau succès en salles) et foncièrement enclin à la subversion.

Un autre tient dans les choix narratifs de Friedkin. La quadruple introduction tout d’abord, quasiment muette, mais extrêmement percutante par la rythmique qui en découle. Notamment l’attentat de Jérusalem et la poursuite qui fait suite au braquage aux USA. On y retrouve le style percutant du réalisateur de French Connection, toute cette rage qui suinte de sa mise en scène caméra à l’épaule, dans une approche graphique clairement révolutionnaire. Plus de 30 ans avant Greengrass, Friedkin bouleversait déjà la grammaire cinématographique en apportant son expérience du documentaire. Cette approche radicale ne se borne d’ailleurs pas à la mise en scène, mais également à la caractérisation des personnages. Ils sont quatre, et bénéficient tous d’un soin particulier, même si leur temps à l’écran diffère. Pour définir un tueur, il suffit d’une scène brève et expéditive. Pour un terroriste, il va falloir mettre en scène sa détermination, mais surtout son organisation. Pour un braqueur non violent qui se laisse dépasser par les évènements, il va falloir mettre en scène sa fuite en avant, sa survie et l’épée de Damoclès sur sa tête. Le plus subtil restera de caractériser un « arnaqueur », ou plutôt un pauvre type de la finance qui n’y comprend pas grand chose et se gave de la fortune de sa belle-famille. La mise en scène de William Friedkin se pose alors, se concentre sur les dialogues, car chez ce type tout passe par le langage, avant de venir briser son destin en un plan et un coup de feu. La mise en place est tout simplement brillante, sans fioritures, et chaque personnage principal y trouve sa nature et de quoi justifier ses agissements futurs.

Cette radicalité dans la narration se retrouve également dans la durée de la mise en place de l’intrigue. Concrètement, la mission en elle-même ne commence qu’au bout d’une heure de film, et durera jusqu’à la fin. Friedkin ne dévoile donc ses monstres d’acier qu’à la moitié du film, et se permet ainsi une longue mise en place des différents enjeux. De quoi assurer une lente mise sous pression des personnages mais également du spectateur, qui voit se mettre en place un étau terrible dans ce coin reculé d’Amérique du Sud. Ce lieu représentant le dernier espoir commence doucement à broyer ceux qui s’y sont réfugiés, avec divers problèmes d’emploi, de corruption, de papiers d’identité volés… et en point d’orgue l’arrivée d’un type en décalage complet, montré dès la séquence inaugurale comme un assassin. Chacun des trois autres personnages s’étant réfugié dans ce lieu pour échapper aux conséquences de leurs actes, on comprend rapidement que la présence du bonhomme chamboule leurs plans. C’est un de ces éléments qui viennent créer du suspense, une pression qui vire parfois à la terreur. William Friedkin maîtrise parfaitement la mécanique du thriller et sa démonstration avec Sorcerer est en tous points redoutable. Le tout en s’appuyant sur un environnement extérieur parfaitement crédible, tranchant avec le tumulte citadin des premières minutes du film. Ses personnages, quatre ordures, se sont échappés en territoire hostile et l’empathie est ainsi toute naturelle. Il travaille le spectateur au corps afin de créer un lien ténu entre lui et ses anti-héros, en touchant à l’affect, à la pureté des sentiments qu’ils peuvent dégager, à leur code d’honneur voire à leur héroïsme suicidaire. Et une fois que la relation existe, il les balance sur la route dans une mission suicide, le plus fort étant qu’il ne leur donne pas le choix. La survie passe par cette épreuve, qui est en réalité un long chemin de croix vers l’absolution.

Ainsi, Sorcerer se démarque toujours un peu plus de son modèle, le formidable Salaire de la peur, avec une approche radicalement différente et iconoclaste. Il faut voir cet hallucinant montage lors de la réparation des deux camions, le Peligro et le Sorcerer, jumeau formel d’une séquence d’entraînement sur fond de Tangerine Dream. Une séquence qui lance tout à coup le film dans une autre direction, celle de l’aventure et du survival, en même temps que du duel. Sorcerer devient alors un objet étrange et troublant, dans lequel les enjeux se télescopent pour toucher une forme d’abstraction assez inattendue. Au milieu de cette séquence, un plan fabuleux dans lequel les feux additionnels du Peligro sont allumés les uns après les autres sous une pluie battante. A ce moment précis, il ne s’agit plus d’un camion mais d’une créature monstrueuse qui s’éveille. Les hommes vont ainsi ne faire qu’un avec ces monstres. Il s’agira d’un baroud d’honneur, une mission ultime, une communion avec la nature et une quête rédemptrice. Sauf que pour William Friedkin, la rédemption n’existe pas et l’homme doit payer pour ses actes. Ainsi, Sorcerer finit par devenir une sorte de cheminement allégorique vers l’au-delà, chaque personnage devant relever un défi extraordinaire pour atteindre la paix de son âme, payer son tribut au karma et quitter ce monde sereinement. D’un thriller-survival-film d’aventure exotique riche en suspense, William Friedkin tire une quête ésotérique étrange et viscérale, dont la deuxième heure est un modèle de cinéma pharaonique.

Cette odyssée est le fruit d’un tournage mouvementé, dans un environnement hostile. Cela se sent à travers l’écran à chaque seconde. Chaque plan transpire l’humidité, la poussière et le gasoil. Pendant une heure entière, William Friedkin multiplie les tours de force, tandis qu’il pousse son quatuor d’acteurs dans leurs derniers retranchements. Le montage heurté de Bud S. Smith et Robert K. Lambert (monteur du Driver de Walter Hill et de nombreux documentaires), les regards de plus en plus hallucinés de Roy Scheider, Bruno Cremer, Amidou et Francisco Rabal, le trip psychédélique et fantasmagorique de Roy Scheider dans le désert, son baroud d’honneur vers le puits en flammes… Sorcerer est dopé par des moments qui s’imposent instantanément comme des morceaux de pur cinéma dans lesquels chaque personnage démontre toutes ses capacités. L’explosion de l’arbre barrant le chemin, le gunfight avec les guerilleros, et bien sur, tous les passages centrés sur le parcours des camions. Des instants de pure tension qui trouve son paroxysme lors de la double séquence du pont suspendu. Morceau de bravoure inégalable, cette séquence est à la fois un tour de force de mise en scène, avec notamment cette caméra au ras du sol lors de la descente vers le pont, et un exemple de gestion de la tension dramatique à l’écran. Des instants entrés dans la légende cinématographique, de la pure iconisation des hommes et des monstres-machines. Également en partie grâce à l’impressionnant travail sur la photographie qui se joue des obligations climatiques. Mais il y a également dans Sorcerer des moments de grâce, à l’image du bouleversant “It’s five minutes before nine… in Paris”. Tous les ingrédients sont réunis pour bâtir un très grand film, jalon essentiel des 70’s et illustration magistrale d’une odyssée en plein purgatoire. William Friedkin filme la fin des hommes, un chef d’œuvre intemporel qui renait enfin de ses cendres.

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Gigantesque blaireau qui écrit des papiers de 50000 signes absolument illisibles de beaufitude et d'illettrisme, d'après Vincent Malausa.

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