Pour son quatrième long métrage, Jeff Nichols n’a peut-être pas encore signé son chef d’œuvre mais s’en rapproche encore un peu. Fortement connecté à Take Shelter, Midnight Special embrasse quelques genres fondamentaux du cinéma américain pour mieux étayer son propos sur les angoisses liées aux fondations familiales. Troublant et d’une beauté saisissante, le film s’impose comme une odyssée à la fois bouleversante et lumineuse, une aventure à la rencontre du lâcher-prise.
Les films de Jeff Nichols traduisent ses angoisses et obsessions. A l’image de nombreux auteurs, c’est ainsi qu’il les analyse et les apprivoise. Et Midnight Special ne déroge pas à la règle, le film traduisant cette angoisse souterraine de tout parent : le jour où il faudra laisser l’enfant voler de ses propres ailes et cesser cette protection constante. C’est le cœur du film, ce qui lui confère son rythme et son déluge d’émotions. Midnight Special vient se confronter directement et frontalement à la pire des angoisses d’un père (la mère étant tout de même moins présente mais si sa présence s’affirme au fur et à mesure que le récit progresse), la perte de son enfant, dans un univers baigné de science-fiction. En ce sens, il est à ranger quelque part aux côtés du récent Interstellar, les deux films étant plus proches qu’il n’y parait au premier abord.

Au petit jeu des comparaisons et références, tout est possible. De l’évidence d’un héritage spielbergien (E.T., Rencontres du troisième type) et carpenterien (Starman) à celui encore plus vaste de tous ces grands films de fuite et poursuites que sont Terminator, A bout de course ou Un Monde parfait. Jeff Nichols a 37 ans, il a vu des films et essentiellement des bons, c’est un fait. Pour autant, il n’est clairement pas dans un procédé nostalgique ou d’admiration béate. En somme, il est bien plus proche d’un Rian Johnson que d’un JJ Abrams. Ce qui se traduit tout simplement par une œuvre cohérente et très identifiable, avec une signature forte qui n’appartient qu’à lui. Ainsi, il reste fidèle à lui-même en proposant un film à la narration et au rythme bien particuliers, ne s’encombrant pas d’une longue exposition à laquelle il préfère des points de détails visuels permettant de caractériser un personnage et d’établir son background en quelques secondes. Il fait ainsi le choix d’une ouverture forte qui plonge immédiatement le spectateur au cœur de l’action. Soit une confiance totale à la fois en son dispositif et en l’intelligence du public qui n’a pas besoin d’être pris par la main, contrairement à ce que semblent penser la grande majorité des décideurs hollywoodiens.
Cette économie, permettant de se recentrer sur l’essentiel du propos, est également un outil formidable d’implication du spectateur poussé à se poser des questions sur ce qui se passe à l’écran. Cela permet également de ménager de vastes plages de suspense, logiquement lié à la notion d’inconnu. Du grand cinéma populaire des années 80, il en tire un film articulé autour de la figure de l’enfant à l’aube de son passage à une nouvelle phase de son existence. Ainsi, Alton va évoluer du stade de « victime » de son pouvoir, fasciné par les superhéros (et Superman en particulier), à celui d’être mature parfaitement conscient de sa nature. Midnight Special effectue un habile basculement des valeurs autour des notions de guide et de protecteur, l’enfant se substituant finalement à son père, à son frère d’arme ainsi qu’à l’autorité. Soit une magnifique et émouvante métaphore de l’affirmation de l’être en tant que tel et non en tant que « fils de » ou « protégé de ».

Aussi haletant qu’une longue course poursuite, tout en prenant le parti de ne pas tomber dans un rythme hystérique à la mode, Midnight Special déroule son récit et lève le voile sur ses zones d’ombre avec une grâce particulière. Des morceaux de fantastique sont amenés avec parcimonie, donnant lieu toutefois à des séquences particulièrement impressionnantes, voire carrément douloureuses (la pluie de feu sur la station service, le réveil brutal chez Elden, le rapt ou la séquence bouleversante du lever de soleil et ce qu’elle entraine). Et ce jusqu’à un dernier acte qui embrasse complètement la science-fiction. Un choix radical et à double-tranchant, mais qui marque clairement une foi totale en son sujet et en son script. Pour un final extrêmement chargé en émotion, autant à l’écran que dans ce que symbolise ce final au plus profond. De foi, il en est par ailleurs grandement question à travers tout le film. Une foi d’abord au sens strictement religieux, Jeff Nichols faisant appel au génial Sam Shepard pour camper un prédicateur fou voyant dans les pouvoir de l’enfant et ses paroles une parole divine menant à l’apocalypse. Une foi qui se transforme en une terreur militaire, l’enfant devenant un danger pour l’équilibre de la nation. Mais finalement, une foi totale et pure en la nature de cet enfant et en ses prises de décision. Ou quand les parents, artificiellement réunis le temps d’une étreinte bouleversante car lourde de sens, prennent conscience de l’étape qui leur reste à franchir pour laisser grandir ce petit être de lumière.

C’est évidemment d’une beauté renversante, Jeff Nichols s’affirmant encore un peu plus comme un redoutable faiseur d’images. Une mise en scène au cordeau, avec une construction des cadres qui utilise le format scope pour tirer le meilleur de la ligne d’horizon et accentuer ainsi la sensation de fuite permanente. Un découpage particulièrement ingénieux jouant sur la notion d’accélération et de brutalité dans le changement de rythme pour garder une pression sur le spectateur. Une photographie magnifique qui développe elle-même le passage de l’obscurité à la lumière. Et cette petite mélodie composée par David Wingo, entêtante, à la fois inquiétante et chaleureuse. Techniquement, Jeff Nichols a donc encore élevé le niveau, mais reste ce merveilleux directeur d’acteurs, offrant à Michael Shannon, Kirsten Dunst et Joel Edgerton, toujours plus étonnant, des rôles complexes en complémentarité parfaite, et nécessitant un réel talent dans la mesure. Sans être le « nouveau Spielberg », statut dont il n’a probablement pas l’ambition tant il évolue dans une autre direction, Jeff Nichols confirme sa place parmi les quelques réalisateurs américains qui comptent aujourd’hui, à la tête d’une œuvre qui impressionne par sa cohérence et son intégrité, et dont Midnight Special représente le miroir lumineux de l’éprouvant Take Shelter.